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deux petits bateaux qui font heureusement plusieurs voyages. Ayant dû me détourner un instant, j’entends de grands cris, je me retourne et vois le dernier cheval encore en sampan se précipiter à l’eau avec tout mon bagage scientifique. Le courant l’entraîne, on peut heureusement le rattraper et le ramener à bord : malheureusement une partie de mes instruments est perdue par suite de l’humidité. Je maugrée après moi et mes gens, car je suis persuadé que si j’avais suivi cette dernière traversée comme les sept autres, je n’aurais pas à regretter l’irréparable perte de mon baromètre, de mes clichés pelliculaires, etc. Pour éviter qu’un pareil désastre se renouvelle, j’exige désormais, à tout passage de rivière, que chaque cheval soit tenu par deux palefreniers, l’un devant et l’autre derrière, ce qui n’a pas été fait à cette dernière traversée. Nous continuons notre marche en passant à Sovindo, Na-ouen, puis nous franchissons une première colline, le Sa-pian. Nous y rencontrons un moine mendiant revêtu de son costume jaune et armé d’une baguette, avec laquelle il frappe sur un petit ustensile en bois ayant la forme d’un gros cadenas européen. Il fait appel à la charité publique, et son aumônière me semble aussi vide que la plupart des temples bouddhistes sont déserts en Corée. Le bouddhisme, introduit ici par la Chine au ive siècle, y jouit bientôt d’une influence si considérable que des moines coréens partent pour répandre la nouvelle foi au Japon, où ils obtiennent un tel succès qu’en 624 Saganomago, régent à la mort de M’maya-dono-oci, y organise le bouddhisme comme religion officielle et nomme à la dignité de So-zio (pontife suprême) et de So-dy(vicaire général), Kam-ro et Takou-Seki, bonzes coréens de Koudoura (Hiak-sai) ; eux et leurs successeurs font les plus grandes concessions aux prêtres sintoïstes, sacrifiant à un intérêt personnel la pureté de la doctrine. Plus tard les moines bouddhistes, en Corée comme au Japon, prirent part à main armée aux divisions politiques intérieures qui agitent les deux pays.

Mais, à la fin du xive siècle, la nouvelle dynastie installée en Corée, après quelques persécutions, laisse peu à peu complètement de côté le bouddhisme. Dès lors son influence diminue chaque jour. Maintenant la plupart des pagodes sont à peu près abandonnées et les monastères servent souvent de lieux de réunions joyeuses au monde galant, qui s’y occupe de tout autre chose que de questions religieuses. Enfin les aumônes que recueillent encore quelques bonzes leur sont données moins par dévotion que par humanité. Tel est, à côté du confucianisme chaque jour grandissant, le malheureux état où le bouddhisme, jadis si prospère, est tombé dans presque toutes les provinces, à l’exception de celle de Kyeng-yang, où il a conservé quelque influence, contrastant avec la misère qui presque partout atteint les moines. Tout le monde ici, les bouddhistes eux-mêmes, avoue que dans quelques générations il ne restera de ce culte qu’un souvenir.

Poteau lisique. — Dessin de F. Courboin, d’après nature.

Nous continuons notre marche dans une superbe vallée couverte de riches moissons, d’arbres clairsemés, et de rizières admirablement disposées. On rentre la récolte, et comme il n’existe ni chars ni voitures, vu l’état des chemins, le transport des fourrages se fait sur le dos de magnifiques taureaux. Ils portent un bât singulier, composé de quatre perches de deux mètres de haut, reliées entre elles par quatre bâtons transversaux qui, posés sur la bête, les tiennent en équilibre ainsi que toutes les pailles de riz qu’elles maintiennent. L’animal ainsi chargé a l’air de porter sur son échine une véritable charrette de paille. Ces ruminants, malgré leur puissante stature, sont d’une douceur extraordinaire, aussi ne les châtre-t-on jamais. Ils obéissent au moindre signe, grâce à un appareil fort simple qui consiste en un anneau en bois passé dans les naseaux et rattaché au sommet de la tête au moyen d’une cordelette dont l’action est si violente qu’en toutes circonstances il préfère exécuter de suite ce qu’on lui commande. Ne pourrait-on pas appliquer ce système en France et éviter ainsi les nombreux accidents, souvent mortels, dont sont victimes nos laborieux paysans ? Si les expériences réussissent chez nous, ce dont j’ai la conviction, je me trouverai largement récompensé de mon expédition en Corée. Les taureaux servent seuls ici aux travaux de l’agriculture ; les chevaux ne pouvant, vu leur petite taille, être employés à cet usage.

Nous franchissons le Koum-Koutan, derrière lequel nous retrouvons dans la plaine la même culture de millet, fèves et piments, etc. Souvent nous rencontrons, aux différents croisillons des sentes servant de route, un énorme poteau carré haut de plus de 2 mètres. Il représente, grossièrement sculpté, un général coréen roulant des yeux féroces et grinçant des dents ; sa poitrine est décorée de diverses inscriptions indiquant le nom des routes, les distances à parcourir, etc. On pourrait l’appeler poteau lisique (de li, la mesure de distance employée ici). Dans certains carrefours on voit quatre ou cinq de ces poteaux réunis qui, de loin, ont l’aspect de mandarins debout et causant entre eux. On raconte à ce sujet une étrange légende ; je l’avais confiée au secret professionnel d’un journaliste, qui en a quelque peu abusé ; néanmoins, comme elle me paraît curieuse de forme et d’idée, je