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colonne, sont Dix et Onze ; enfin Douze est le propriétaire de mon cheval et je suis le tragique Treize, nombre qui en vaut un autre.

Je m’étais réservé, contre tous les usages coréens, de rester en serre-file, pour avoir sous les yeux toute ma petite troupe, empêcher les lacunes de se produire, parer de suite à tous les besoins, enfin éviter toute discussion au sujet de cette place, plus exposée aux attaques du tigre, et je n’ai jamais pris la tête de la colonne que dans les trajets de nuit pour hâter la marche, étant certain, vu les dangers des bandits et autres, d’être suivi de près par mon monde.

Quand tout est ainsi réglé, je donne rendez-vous à mes hommes pour le lendemain et profite de mon après-midi pour faire ma dernière visite à toutes les personnes à qui j’avais eu l’honneur d’être présenté à Séoul. Je les retrouve le soir à la légation, grâce au dîner d’adieu que M. Collin de Plancy a bien voulu offrir en mon honneur. Quels termes trouver pour dire ici combien je suis reconnaissant à notre éminent représentant et à son aimable chancelier, M. Guérin, de leur réception si cordiale, de tous les services qu’ils m’ont rendus dans l’organisation de mon voyage en Corée, des soins qu’ils mirent après mon départ de compléter ma collection par l’achat de maints documents que des impossibilités de toutes sortes ne m’avaient pas permis de me procurer ? C’est une dette que toute mon amitié et mon dévouement ne me permettront jamais d’acquitter, pas plus, hélas ! que toutes celles que j’ai contractées durant mon voyage autour du monde, où j’ai trouvé chez les agents diplomatiques, les capitaines de marine, les employés des douanes, les missionnaires et tous les Européens l’accueil le plus charmant. Je suis donc heureux de les remercier enfin publiquement, et puisse l’écho de ma gratitude leur porter, là-bas, l’affectueux souvenir que j’ai gardé d’eux tous.

Taureau attelé (voy. p. 318). — Gravure de Krakow, d’après un dessin coréen.

L’heure du départ a sonné : c’est avec un réel serrement de cœur et les yeux humides que j’embrasse notre excellent consul général et son aimable chancelier, devenus mes meilleurs amis. Ils m’accompagnent à la porte de la Légation, me suivent du regard. Hélas ! la caravane tourne bientôt à droite, j’agite une dernière fois mon mouchoir et nous nous enfonçons tristement à travers la ville pour gagner la porte du sud. Là nous attendons mon interprète, dont la demeure est voisine. Impatienté de ne pas le voir arriver, je vais partir à sa recherche quand il apparaît enfin. Il me raconte qu’il s’est échappé avec la plus grande peine aux adieux déchirants de sa mère, de sa femme et de ses deux petits enfants, tant ces brave gens sont frappés des terribles dangers que nous allons immanquablement rencontrer sur notre route. Enfin nous sommes en selle, et nous nous engageons dans un petit ravin de terre rouge recouvert de grands cèdres japonais, dont la ramure touffue, d’un vert foncé, tranche sur le bleu du ciel. Cet endroit est un charmant but de promenade pour les habitants de la capitale ; toute la campagne suburbaine, avec ses rizières, ses rochers coniques, ses montagnes lointaines, nous éblouit et nous charme. Il fait un temps superbe et relativement chaud.

Tout à coup un cri retentit, je regarde et vois mon infortuné interprète précipité du haut de l’invraisemblable siège mandarinal où ses pieds touchaient la tête de son cheval, qui, comme je l’avais prévu, commence déjà ses fantastiques écarts. Je saute à bas de ma petite selle européenne et relève maître Ni. Sa figure est bouleversée, car c’est non seulement son coup d’essai en équitation, mais aussi son premier voyage, et ce fâcheux début l’impressionne fort, bien qu’il reconnaisse avoir eu plus de peur que de mal. Cette fois, je veux faire mettre le poney vicieux aux bagages, mais un de mes soldats me prie de le lui donner en échange du sien qui est fort doux. Je consens sans enthousiasme à ce troc ; on change les selles, et maître Ni remonte sur son siège pompeux, où il a l’air, à demi enfoui dans ses coussins, d’un Bouddha ambulant, bénissant la campagne de Corée.

Nous arrivons bientôt à Narou-Kay, où a lieu le passage du Yang-kiang ; le paysage est splendide : au loin une série de collines bleutées se fondent doucement dans l’horizon, tandis qu’au milieu de la vallée coule le fleuve, immense nappe d’eau endormie, où se réfléchissent l’azur du ciel et le vert tendre des coteaux, avec une intensité de transparence lumineuse d’un charme inexprimable. Nous traversons le fleuve sur