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plaine de sable, probablement couverte par les eaux à la mauvaise saison. Par places les cailloux s’accumulent dans ce véritable petit Sahara, où les chevaux et les hommes, qui se sont déchaussés, avancent avec peine, leurs pieds s’enfonçant à demi dans le sol sablonneux. Enfin, nous voyons au loin le fleuve, que nous rejoignons pour le passer en barque, et arriver ainsi à Mapou, véritable port de la capitale, dont il est pourtant éloigné d’une dizaine de kilomètres. La petite ville est bâtie sur un plateau quelque peu élevé au-dessus du fleuve. Les maisons, composées d’un rez-de-chaussée surélevé, ne ressemblent en rien aux tanières de Tchémoulpo. Elles regorgent de marchandises, qui indiquent l’importance commerciale de la cité, que nous traversons pour regagner la route de Séoul.

Nous voici maintenant au milieu de superbes jardins maraîchers, où l’on cultive divers légumes, particulièrement des choux gigantesques ; de-ci de-là sont des arbres à fruit ; enfin autour de nous s’étagent des collines boisées. Cette magnifique végétation contraste agréablement avec le petit désert que nous venons de traverser. Plus loin, nous rencontrons une superbe allée de saules géants que j’ai fort envie de suivre. Je dois y renoncer, ce n’est pas le chemin, et la nuit arrive, amenant avec elle la fermeture des portes de Séoul.

Après avoir gravi le Mountoro-tsintari, nous pressons donc nos montures, qui n’ont pu suivre notre Chinois, et je commence à désespérer d’arriver à temps, quand nous voyons brusquement dans la brume une porte monumentale surmontée d’un pavillon genre chinois, et de longues murailles profilant leurs créneaux dans le rouge du soleil couchant. Bientôt nous passons sous l’immense porche, les portes se referment sur nous : nous sommes dans la ville.

Une rue large comme l’avenue des Champs-Élysées s’ouvre devant nous ; elle est bordée de masures recouvertes de chaume derrière lesquelles se dresse une plaine de toitures en tuile : il me semble entrer dans un immense village. Je marche au milieu d’une foule affairée, je suis à demi aveuglé par la fumée, et pourtant je ne vois aucune cheminée, C’est que les maisons coréennes sont construites sur de petites voûtes en pierre s’élevant d’environ trois pieds au-dessus du sol : le feu se met à l’une des extrémités, et la fumée, s’échappant de l’autre, asphyxie les passante, mais réchauffe à son passage tout l’intérieur de la maison. Les maisons sont bâties en moellons, toujours sans étage et avec cette particularité que, sur la face extérieure des murs, chaque pierre se trouve comme sertie dans une corde qui en fait le tour. Cependant les lanternes s’allument dans les boutiques. Celles-ci, comme au Japon. n’ont ni devantures, ni sièges, ni tables. On s’y assied par terre, à moins que, vu l’exiguïté du local encombré, on ne fasse du dehors ses acquisitions. Ajoutons que tous ces magasins sont très mal tenus.

Femme de Tchémoulpo (voy. p. 292). — Gravure de Thiriat, d’après une photographie.

Bientôt nous quittons la grande rue pour prendre d’étroites ruelles, où sur mon petit cheval je domine de la tête et des épaules le bord des toitures. Partout des ruisseaux puants et profonds qu’il faut éviter. On les traverse souvent sur de petits ponts, formés d’une étroite pierre, où ma monture glisse à tout instant. La nuit, de plus en plus sombre, voile à demi le triste spectacle qui m’environne, quand nous arrivons enfin à l’hôtel japonais. Des chants, des cris, des rires qui partent de l’intérieur, m’annoncent qu’un grand nombre de voyageurs y sont déjà installés. À peine suis-je entré, qu’une charmante mousmé se met à mes pieds, touche du front la terre et m’offre, le plus gracieusement du monde, une minuscule tasse de thé ; je la prends en lui disant de faire préparer ma chambre. Elle me répond qu’il n’y a plus de place ; j’insiste, elle me prend par la main et me fait parcourir toutes les chambres en faisant glisser successivement dans leurs rainures les châssis en bois recouvert de papier qui les séparent, sans qu’aucun des locataires paraisse prêter la moindre attention à notre présence inattendue. Hélas ! l’hôtel est plein. Que faire, sinon m’adresser à notre consul ? Mais comment trouver sa demeure dans une ville de plus de 200 000 habitants ? Heureusement la petite mousmé qui m’a si bien accueilli est aussi intelligente qu’avenante, et grâce à un vocabulaire anglo-franco-japonais, elle me comprend et indique l’adresse désirée aux palefreniers.

Je suis si content que j’embrasserais la gentille mousmé ; avouons la vérité, je le fais, et elle en est si peu fâchée qu’elle ne veut accepter aucune gratification pour son aimable accueil, et m’aide même à monter à cheval, accompagnant mon départ d’un brillant éclat de rire argentin, tant tout cela lui semble amusant, le baiser étant absolument inconnu au Japon. Nous reprenons notre marche dans la nuit, et pendant près de trois quarts d’heure nous parcourons de nouveau cette ville immense. Enfin, après avoir suivi un large canal presque à sec et peu profond, nous le traversons sur un pont