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des réimpressions pour lesquelles d’habiles artistes ont retouché les anciens bois. Prenez une collection sans retouches, et vous verrez le progrès qui s’accentue d’année en année. Cette collection, c’est toute l’histoire de la gravure sur bois pendant un demi-siècle. Le Magasin pittoresque a été une grande école de dessinateurs et de graveurs : il faut rendre aux collaborateurs de M. Charton à tous les degrés la justice qui leur est due, mais il faut se souvenir qu’il a été, en même temps que le fondateur du recueil, l’initiateur de ce renouveau dans l’art de la gravure sur bois. C’est là un tire incontestable aux yeux des juges compétents.

Et que dire du texte, qui n’ait été dit et redit par tous ceux qui ont lu le Magasin pittoresque ? Les hommes de ma génération, ceux qui nous ont précédés, se rappellent tout ce qu’ils lui ont dû ; j’ai entendu dire à plus d’un : « J’ai été élevé en partie par le Magasin pittoresque ». Ce n’était pas un journal comme un autre : c’était le journal de la famille. Chacun, de l’enfant au vieillard, y trouvait quelque chose à lire. Le père savait qu’il pouvait, les yeux fermés, le donner à ses enfants ; car c’était un père aussi qui avait revu chaque page, chaque phrase, chaque mot, avec l’attention la plus scrupuleuse. Réfléchissez un instant à ce qu’il a fallu de travail, d’efforts, de recherches, de patience, et il faut bien dire de dévouement, pour continuer une telle œuvre pendant cinquante-six ans. C’est, en effet, toute la vie d’un homme. M. Charton pensait au Magasin pittoresque en lisant, en voyageant, en causant avec ses amis : il copiait ou quelquefois arrachait la page d’un livre, pour la reproduire dans son journal ; il prenait des notes jusqu’en chemin de fer ; il s’emparait d’une pensée émise dans la conversation ; il eût pu dire comme le poète : « Je prends mon bien où je le trouve ». Lui si réservé d’ordinaire, il n’hésitait pas à se faire solliciteur pour le Magasin pittoresque. Il s’adressait à quiconque pouvait dire quelque chose d’utile et de juste. Il était sûr d’être partout bien accueilli ; car les hommes les plus éminents avaient compris bientôt qu’il s’agissait ici d’une œuvre non seulement de vulgarisation, mais d’éducation morale : un Geoffroy Saint-Hilaire et un Jean Reynaud n’ont pas dédaigné d’écrire dans ce recueil populaire.

Artistes, littérateurs, hommes du monde, professeurs, membres de l’Institut, celui-là a mis dans le Magasin pittoresque son talent, celui-ci sa science : M. Charton, lui, y a mis son âme. Il répétait volontiers : « Le Magasin pittoresque est une encyclopédie en désordre ». Encyclopédie, en effet, où l’on trouve tout, histoire, littérature, voyages, beaux-arts, astronomie, sciences naturelles ; mais, encyclopédie en désordre, le mot est-il bien juste ? Quand je feuillette ces cinquante-six volumes, il me semble au contraire que chaque chose est à sa place, que rien n’a été livré au hasard, que chaque numéro est un modèle de composition, que tout s’enchaîne et se tient ; et pourquoi ? parce que, de la première page à la dernière, de l’avant-propos qu’avait écrit le jeune homme aux adieux qu’a écrits le vieillard de quatre-vingts ans, je reconnais la même idée morale, et que c’est elle qui met l’ordre, l’harmonie et la clarté dans cette œuvre unique. Oui, œuvre unique ; car elle a charmé, amusé, instruit, fortifié plusieurs générations. Elle n’a été d’aucune école, que de l’école de la sincérité ; d’aucun parti, que du parti des honnêtes gens. Si, voulant juger la carrière littéraire de M. Charton, on demandait : A-t-il laissé un livre ? — je répondrais : « Il a fait mieux qu’un livre, il a fait le Magasin pittoresque ».

M. Charton était convaincu que, pour éveiller la curiosité de l’esprit et faire naître le goût de la lecture, il n’est pas de meilleur moyen que de mettre des ouvrages illustrés entre les mains de l’enfance et de la jeunesse. C’est là, aujourd’hui, une vérité presque banale : elle était neuve et hardie il y a cinquante ans. On peut dire que M. Charton a été le créateur en France de la littérature illustrée, qui tient une si grande place dans la librairie contemporaine. Il a débuté par le Magasin pittoresque : plus tard il a été un des fondateurs de l’Illustration ; il a publié les Voyageurs anciens et modernes, ouvrage orné de nombreuses et curieuses gravures, que l’Académie française a jugé digne d’une de ses récompenses ; il a écrit, en collaboration avec M. Bordier, une Histoire de France où le récit des faits est illustré d’après les anciennes estampes, les tableaux, les portraits, les médailles, les monuments de chaque époque.

Ces différents travaux décidèrent MM. Hachette et Cie à confier à M. Charton la direction de deux grandes publications illustrées, aussi universellement connues et estimées à l’étranger qu’en France : le Tour du Monde et la Bibliothèque des Merveilles : ce fut l’origine d’une collaboration qui a duré jusqu’au dernier jour, également honorable pour les éditeurs et pour l’écrivain, et qui a assuré à celui-ci une vie libre et indépendante. On éprouverait quelque embarras, dans une notice qui paraît dans le Tour du Monde, à louer comme elles le méritent ces deux publications qui sont et resteront populaires dans le meilleur sens du mot : l’une qui a contribué dans une si large mesure à développer en France le goût des voyages et l’étude de la géographie ; l’autre qui, par la variété et l’intérêt des sujets traités, est à sa place dans la bibliothèque de l’homme instruit aussi bien que de l’ignorant. Il convient de dire, tout au moins, que M. Charton considérait comme un des bonheurs de sa vie d’être entré dans cette grande maison où il était reçu en ami. Lorsque l’affaiblissement de ses forces physiques l’obligea à garder la chambre, il s’établit une correspondance presque quotidienne entre un des chefs de la librairie et lui. Cette correspondance a été non seulement l’occupation, mais le charme des derniers mois de sa vie : qu’il soit permis à quelqu’un qui le touchait de près de rappeler ce souvenir avec un sentiment de sincère gratitude.

Nous n’avons pas énuméré toutes les œuvres de M. Charton ; il faut citer encore l’Ami de la maison, le Dictionnaire des professions, l’Histoire de trois