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sanscrit ; les sages des tribus possèdent encore la science astronomique des Chaldéens, à l’aide de laquelle ils expliquent l’idée première des religions qui ont régi le globe : brahmanique, judaïque, masdéïsme, etc., et qui toutes, suivant eux, étaient contenues en germe dans la religion de leurs pères. Il n’est pas jusqu’au grand Pan des anciens Grecs et de certains grécisant modernes qui ne se retrouve au fond de leurs doctrines.

« Le ciel, une vaste mer de ténèbres, d’où sort, où rentre la lumière, où voguent et voyagent sans cesse la lune, le soleil et les astres, comme les vaisseaux des hommes sur l’océan terrestre. Dieu est l’ix ou l’axe : invisible, inconnu, autour duquel tourne le temps éternel, comme le ciel tourne sur son axe autour de Dieu, qui le remplit ; la zone sidérale, que nous appelons zodiaque, est la stole ou l’étole, la robe étoilée dont Dieu se revêt à l’orient quand le soleil se couche à l’occident ; et c’est de cette robe (apo-stole) que sortent toutes les grandes voix qui, dans tous les siècles, se sont fait entendre aux hommes ; les quatre points des solstices et des équinoxes sont les quatre principaux messagers célestes ; dans les quatre saisons ou périodes que ces points déterminent, ils voient l’origine des quatre grands livres de Brahma ou d’Hermès, des quatre grandes voix ou oracles de Dieu, des quatre grands prophètes ou évangélistes ; les douze mois qui remplissent ces quatre grands temps symbolisent les douze petits livres de Dieu, les douze bœufs ou taureaux de la nuit et du jour qui soutiennent l’océan des temps, les douze tables de la loi de Manou, de Moïse et de Bouddha, les douze fils de Jacob, les douze apôtres, etc., etc. »

Les théories historiques modernes, qui ont réduit la plupart des traditions primitives des peuples à l’état de mythes et de symboles, ont-elles fait mieux ou pis que ces pauvres Tziganes ?…

Le savant ethnographe qui me sert de guide caractérise ainsi la généralité de cette race malheureuse :

« Les Rômes sont partout tels qu’on les a rencontrés en Europe, tels qu’on les retrouve en Bucharie et aux rives du Sind, à Bucharest et au Malabar, en Europe et en Syrie ; nomades par esprit d’indépendance, comme le Mongol et l’Arabe, comme eux durs à la fatigue, tannés de peau et vigoureux, d’une douce âpreté, comme les fruits dont ils se nourrissent ; fiers et superbes comme le ciel des Indes, comme les montagnes qu’ils ont franchies pour arriver jusqu’à nous ; aimant la vie et y tenant telle qu’elle est ; riant et chantant sur leurs chevaux qu’ils aiment et leurs ânes qu’ils abhorrent, comme Bacchus et Silène à leur retour des Indes ; lubriques comme les satyres et danseurs comme les bacchantes ; humbles et résignés sans honte comme le captif, souples et discrets comme l’esclave ; grossiers comme le sauvage et voleurs comme le singe ; bavards, querelleurs, violents comme des enfants mal élevés par surabondance d’imagination et dérèglement d’esprit ; timides dans les actes ordinaires de la vie, intrépides dans le péril, presque toujours misérables et nus, ou couverts de haillons ; souvent laids et défigurés par la cruauté des particuliers, dont ils sont le jouet en naissant, par les maladies, contre lesquelles ils n’ont ordinairement que les plaintes et les sortilèges ; indifférents pour toute religion, et ne se faisant aucun scrupule d’en changer selon les temps et les lieux ; cependant intelligents, actifs, industrieux, bons imitateurs, musiciens nés, aptes à se façonner à toute civilisation, mais ne voulant être façonnés que par une main sans rudesse et des lois fortes sans cruauté ; dignes enfin de l’être par les souffrances d’un long martyre, pendant lequel ils ont poussé le courage jusqu’au stoïcisme.

« Ni le temps, ni la misère, ni l’esclavage n’ont pu détruire complètement leur langue, leurs croyances, leurs traits indous. Ils sont bruns de peau, d’un brun foncé, bistré ou olivâtre, et quelquefois même presque noirs ; ils sont sveltes, bien pris, souples, agiles ; leur visage est ovale, leur front haut, leurs yeux sont noirs, grands et bien fendus, et ombragés de longs cils qui versent sur leur visage une teinte de mélancolie. Ils ont le nez presque grec, les lèvres minces et vermeilles, les dents blanches et bien rangées, les mains et les pieds plutôt petits que grands, les bras et les jambes grêles, les cheveux noirs et épais, durs et mats, longs et droits, mais souvent aussi bouclés comme ceux de Paris et d’Ascagne ; et qui a vu le Vulcain gravé sur les antiques monnaies de la terre des chênes, ou dryope, qui leur doit son nom de Lemnos, a vu leur portrait le plus frappant et le mieux frappé[1] … »

On peut évaluer à huit cent mille les Tziganes épars en Europe et en Turquie, où ils sont deux cent mille. En Danemark, Hollande, Italie, Grèce, Angleterre, Écosse, Autriche, Pologne, Gallicie et Lithuanie, ils sont peu nombreux. On en compte soixante mille en Espagne, quatre-vingt-dix mille en Russie, Crimée et Bessarabie ; en Transylvanie, dans la Bucovine et dans le Banat, cent quarante mille ; en Moldavie et en Valachie, deux cent soixante mille.

En Valachie, vers 1830, le parti libéral mit en question l’affranchissement des Tziganes. En 1834, le patriote Campiniano affranchit les siens ; les frères Golesco l’imitèrent. En 1837, le prince Alexandre Ghika ordonna l’affranchissement des Tziganes appartenant à l’État ; quatre mille familles furent réparties dans les villages des boyards, qui durent leur donner des terres. Cet affranchissement avait été précédé de persécutions affreuses, dont il est bon de perpétuer le souvenir à la honte éternelle de celui qui en fut l’auteur.

Un parvenu de la veille, créature de la Russie (élu prince depuis, grâce à elle), fit vendre en détail, aux enchères publiques, les nombreux serfs qu’il avait gagnés par son dévouement à l’oppresseur de son pays et son immixtion dans les affaires du gouvernement. Malgré l’exemple donné par le prince Ghika, le haut clergé moldave eut besoin de sept années encore pour mûrir

  1. L’Illustration de 1854, J. A. Vaillant.