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la réverbération d’un soleil dévorant, sont les plus pénibles que j’aie rapportés de mon voyage.

Le soleil descendait vers l’horizon et j’allais m’égarer dans un immense lacis de champs de maïs à la recherche d’une source ou de la rivière, quand la roue vint enfin et avec elle les explications de Mathé et des postillons harassés d’avoir couru chez les charrons de la ville, et, peu s’en était fallu, sans succès. Nous repartîmes, mais en recommandant à nos postillons une allure modérée ; la prudence nous venait avec les épreuves ; comme trop souvent, elle venait trop tard. La route devint meilleure à chaque pas ; nous arrivions aux pentes mourantes des Carpathes : c’est la région des vignes ; à notre droite s’étendaient une suite de basses et longues collines toutes chargées de ceps verdoyants dont nous connaissions les estimables produits depuis Argis. Cette région des collines, où les terres sont siliceuses et calcaires, se développe aux pieds des Carpathes, et va jusqu’à Slatina, où commence le pays des plaines. C’est la plus favorable à la culture de la vigne, assez importante en Valachie et disséminée sur toute l’étendue du territoire. Nous ne suivîmes pas ces coteaux qui s’enrichiront un jour, je le désire, en reconnaissance du bon souvenir que j’ai gardé de leurs produits, jusqu’au célèbre vignoble de Dragachan, dont nous n’étions plus qu’à quelques kilomètres. Nous tournâmes le dos à l’Olto pour entrer dans une petite vallée où les pruniers remplacent les vignes. Une course d’une heure, dans une solitude complète, nous conduisit à notre destination de ce jour, au monastère de Intrulemn’ũ.

Intrulemn’ũ est un couvent de femmes autrefois très-considérable. Il n’y reste debout que l’église et le bâtiment seigneurial, où sont les appartements réservés au prince Brancovano, tuteur du monastère. Les cellules et les réfectoires des religieuses sont écroulés ; aussi le personnel religieux s’est-il réfugié à Surpatèle, petit monastère situé à quelques kilomètres plus loin. Ici un prêtre desservant garde l’église ; une vieille religieuse surveille les appartements, c’est-à-dire qu’elle en dispose au gré de ses amitiés. Aussi notre arrivée lui parut-elle particulièrement désagréable, ainsi qu’à trois ou quatre dames des environs accompagnées d’autant d’enfants qui, venues pour passer quelques jours en famille, ont encombré le salon et la chambre d’honneur de leur literie de voyage et de monceaux de friperies de toutes sortes. Nous prenons possession de l’appartement déblayé et nous parcourons les environs.

Ils sont charmants ; les coteaux ont une gaie fertilité, les montagnes une végétation puissante. Le monastère est enfermé dans une ceinture de collines auxquelles ses bâtiments s’appuient. De la plus haute, située en face de l’entrée du couvent, on domine toutes les cours ; son sommet s’aplanit en vaste plateau, couvert d’un bois de pruniers et de noyers, dont quelques-uns sont très-vieux et gigantesques. Au-dessus de ce plateau s’élève une montagne escarpée, couverte d’une forêt de chênes.

Au milieu du plateau et dans l’alignement de l’église, qui occupe comme toujours le centre des bâtiments, est une petite chapelle tout en bois. Très-vieille déjà, elle perpétue la légende et abrite les restes de la première fondation du monastère.

Autrefois (on ne sait jamais quand en Valachie : « il y a bien longtemps » et « autrefois » tiennent presque toujours lieu de dates pour les récits religieux. Les récits guerriers sont tous du temps de Michel le Brave, les fables héroïques du temps de Traïane, les calamités, disettes, pestes, inondations sont du temps des Turcs ou des Russes). Autrefois donc vivait sur ce plateau, alors sombre forêt, hantée seulement par les loups et les ours, un saint anachorète passant ses jours et ses nuits en méditation ou en prières devant une image de la Vierge incrustée par lui dans le tronc du chêne le plus majestueux de la forêt, digne autel de ce temple primitif. Un jour qu’il priait avec sa ferveur habituelle, un violent orage fond sur la forêt, d’épaisses ténèbres l’envahissent, un vent puissant y pousse des hurlements lamentables ; le solitaire prie ! Les éclairs du ciel s’allument et, sous les voûtes de feuillages convulsivement soulevés et arrachés rameau par rameau, viennent illuminer de lueurs sulfureuses les troncs des jeunes chênes qui, tordus, ployés, secoués, emportés par le vent furieux, ressemblent à une troupe de damnés fuyant sous le fouet vengeur des démons. Le solitaire prie toujours ! La foudre éclate, la montagne tremble, l’arbre saint est déraciné, ses branches brisées flamboient … et le solitaire prie encore devant l’image sacrée, respectée par le feu du ciel ! Il fit vœu de bâtir un abri à la sainte Mère et de le tirer tout entier d’un seul arbre. Il accomplit son vœu, y employa le reste de sa vie et mourut en odeur de sainteté.

Le bon vieillard, Calugar’u, qui nous racontait cette légende qu’il tenait certainement pour acte de foi, en tirait cette conséquence que la prière fervente est ce que l’homme peut offrir de plus agréable à Dieu, puisqu’il avait récompensé par un miracle éclatant la fervente prière du premier fondateur d’Intrulemn’ũ. Je lui dis que le solitaire me semblait avoir été plus clairvoyant des intentions divines, puisque le miracle lui avait révélé la grande idée du travail. Je ne le convainquis pas, c’eût été un autre miracle, et ne gagnai au développement de ma thèse que d’être appelé doucement païen. Quoi qu’il en soit de la légende et pour arriver, comme de raison, à l’histoire, la rustique construction, fort vénérée, tombant en poussière et déjà démembrée en reliques par les paysans et les pèlerins, on bâtit un peu plus bas le monastère et le château qui subsistent encore en partie. Quoique solidement édifiés en pierres et en briques, ils gardèrent le nom de la première chapelle Intrulemn’ũ, c’est-à-dire « d’un seul ou dans un seul morceau de bois[1]. »

On voit encore, dans la petite chapelle bâtie sous des noyers et notamment à l’autel, un rustique as-

  1. Vaillant, la Roumanie.