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gardèrent en bâillant. Tant que dura notre repas, l’économe y présida, assis presque à la turque, sur le pied d’un lit. Tenant de ses deux mains une de ses jambes nues, il se balançait tristement et répétait de temps en temps, en manière de commentaire et d’excuse, cette phrase qui en disait plus qu’elle n’est longue : « Cosia n’est pas un évêché. » Nous l’avions déjà compris, et nous le comprîmes de reste, quand nous attaquâmes ces mets incohérents, qui blessaient les yeux sans caresser l’odorat et n’avaient (c’est la seule expression qui puisse en donner une idée) ni forme, ni couleur, ni goût que nous pussions tout d’abord rattacher à un souvenir.

Le pauvre économe nous quitta en nous souhaitant un repos béni, mais encore avec un son de voix et une expression de physionomie qui me donnèrent à penser qu’il savait ce repos impossible.

L’estomac peu satisfait, le corps rompu, l’esprit mal impressionné, regrettant d’avoir subi tant de fatigues pour visiter Cosia, qui nous parut un lieu affreux entre tous, nous nous couchâmes. Autre misère, au bout de quelques instants, nous sentîmes que les lits valaient le souper ; pour être prudents tout à fait, puisque nous n’avions touché à l’un le moins possible, nous eussions dû ne pas toucher aux autres. Aussi bien que les jours, me dit M. D., les étapes se suivent sans se ressembler ; mais les mauvais gîtes font paraître bons les passables et rappellent délicieusement le souvenir des meilleurs. Est-ce que, entrevu de Cosia, Argis ne nous semble pas un paradis ? Acceptons la journée qui vient de s’écouler et cette nuit qui s’écoulera, quoique nous paraissant longue, comme des épreuves, et dormons un peu, malgré tout.

Tant raisonnable qu’il fût, ce conseil de résignation était difficile à suivre, car bientôt aux sifflements plaintifs des flots de l’Olto qui coulait sous nos fenêtres, se mêlèrent des cris étranges et persistants plus lugubres que tous les bruits de la nature, plus effrayants que tous les cris des animaux sauvages qui nous étaient connus.

Ils nous ébranlèrent d’autant plus affreusement les nerfs, que nous reconnûmes bientôt qu’ils étaient poussés par une voix humaine et qu’ils exprimaient un désespoir immense, une rage insensée et une perturbation complète de tous les sens et de toutes les facultés.

Je me rappelai le récit de l’économe : « L’Igoumène si rudement éprouvé par le Seigneur, … ses nuits terribles ! »

Nos pensées arrêtées sur ce triste sujet de réflexion nous tinrent éveillés jusqu’au lever du soleil, dont les premières lueurs calmèrent enfin les irritations du pauvre fou.

Alors, nous prîmes quelques heures d’un repos dont nous avions tant besoin, et notre premier désir en nous éveillant fut de fuir ce triste lieu, car nous n’avions perdu le souvenir d’aucun des pénibles incidents de la nuit. Le premier coup d’œil jeté par la fenêtre changea notre résolution. Le paysage ardemment éclairé nous apparut austère et grandiose, digne de ce que nous avions entrevu du sommet du Gibla. Il nous promettait un excursion doublement intéressante : géologique, pour M. D., pittoresque pour moi. Quant au monastère, il gagne peu à la lumière du jour ; si elle lui ôte son aspect fantastique, elle montre dans une cruelle et brutale vérité ses rides, ses lézardes et ses dégradations. Quoiqu’un des plus anciens de la Valachie, il n’a rien gardé de sa première édification ; les bâtiments sont irréguliers, l’église est petite, sombre et croulante comme tout le reste. Je ne trouvai digne d’un croquis qu’un petit porche abritant deux jets d’une source qui paraît jouir d’une grande vénération. Deux colonnes en pierre grise verdâtre, assez finement sculptée, supportent une arcade sans style et un entablement rudimentaire ; une peinture sur fond d’or d’un dessin barbare et d’un coloris sauvage occupe le fond de la muraille au-dessus des jets de la source. C’est tout ce que l’art revendique à Cosia.

Une fontaine, à Cosia. — Dessin de Lancelot.

On ne vient guère à ce monastère que poussé comme nous par une curiosité mal inspirée ou pour boire des eaux sulfureuses et alcalines réputées excellentes pour