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les riches pour donner aux pauvres, en ayant soin toutefois de garder les trois quarts de ses déprédations pour lui. Il vint devant Tzaritzyn, la prit, la pilla, et passa au fil de l’épée les riches habitants ; puis il rêva la conquête de Moscou, ambition qui causa sa perte : il rencontra en route le prince Dolgorouky, qui après l’avoir battu, l’emmena où il voulait aller, mais pour l’y faire rouer vif.

Tzaritzyn occupe le point le plus rapproché du Don : aussi a-t-on toujours eu le projet de réunir les deux fleuves. Zélim, en 1559, avait donné l’ordre à une flottille militaire qui remontait le Don, lorsqu’elle serait arrivée à Katchaliuskaia, d’y ouvrir immédiatement un canal de réunion avec le Volga. Ce projet avorta par suite de la déroute de l’armée turque. Pierre le Grand eut la même idée ; il fit même faire un tracé et recommanda de pousser les travaux avec activité.

À son tour, l’empereur Nicolas fit ordonner de nouvelles études qui n’amenèrent pas plus de résultats.

Aujourd’hui, on parle de la construction d’un chemin de fer. En attendant les transports continuent à se faire d’un fleuve à l’autre à l’aide de chariots.

Il s’en fallut de peu, au commencement de notre siècle, que Tzaritzyn ne devînt une ville célèbre dans les fastes militaires.

Avant la rupture de l’amitié d’Alexandre Ier avec Napoléon, qui amena la campagne de 1812, il avait été convenu, entre les deux souverains, que, pour ruiner le commerce anglais, on irait l’attaquer à son point de départ même, en Asie.

Selon ce projet, quarante mille Français devaient descendre le Danube, s’embarquer sur la mer Noire, remonter le Don et se diriger vers Tzaritzyn, et quarante mille Russes auraient descendu le Volga, traversé la mer Caspienne et débarqué à Asterabad. Les Français les auraient suivis sur les navires revenus à vide.

Ce plan n’eut pas de suite, comme on sait ; la campagne de 1812 fut résolue, et les Anglais et les Russes s’allièrent contre nous.


Jeune fille russe. — Dessin de M. Moynet.

On me montre des hangars en ruine, qui faisaient partie, dit-on, des travaux qu’on avait commencés dans l’attente de cette grande agglomération d’hommes.

Nous retrouvons le Nakimof, mouillé en face de la ville. Pendant notre absence, il a conclu deux marchés pour remorquer deux autres bâtiments, dont l’un est chargé de blé, ce qui va ralentir encore notre marche ; nous n’avons rien à objecter, notre capitaine mettant ainsi toute l’obligeance possible pour faciliter nos excursions sur les rives du Volga.

Nous passons devant la colonie des Frères Moraves à Sarepta, dont il a été question plus haut. Les villages sont déserts, les maisons fermées, les champs en friche. On nous donne quelques nouveaux détails sur les causes qui ont déterminé les colons à s’éloigner après un siècle de travail.

Cette colonie s’était établie en 1765. Les fondateurs avaient obtenu du gouvernement entre autres priviléges, celui de relever directement de la chancellerie des tutelles à Saint-Pétersbourg et de ne dépendre d’aucune juridiction provinciale. Ils choisissaient parmi eux des préposés pour veiller aux intérêts de la communauté, y maintenir le bon ordre et tenir les comptes. Mais l’administration russe, voyant prospérer cette colonie, a voulu à l’expiration de la concession y introduire ses employés ; à partir de ce moment, comme si une machine pneumatique eût agi sur eux, les Moraves sentirent l’air leur manquer, et un beau jour, de même que les Kalmouks sous Catherine, de même que les Circassiens à notre époque, ils partirent tous à la fois, abandonnant leur culture et le pays qui était devenu leur patrie.

Une quinzaine d’années avant nous, un couple de voyageurs, devenus célèbres, un par sa science, l’autre par son talent d’écrivain, M. et Mme Hommaire de Hell, ont visité cette localité destinée à un si court avenir. Nous ne pouvons résister au désir de reproduire ici une partie des pages qu’ils lui ont consacrées, « l’esprit et le cœur encore tout émus du charme et de l’hospitalité morave. »

« … Les impressions nouvelles qui attendent à Sarepta le voyageur, presque abruti par l’ennui des mornes solitudes qu’il vient de traverser, lui font l’effet d’un