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qui reste après le dépôt) est assez abondante pour suffire à l’évaporation et ne point tarir, comme dans certains petits lacs où la production a cessé. Le sel déposé forme de nouvelles couches d’année en année. On n’exploite que quelques endroits du lac, quoique ce soit dans une assez forte proportion.

On soulève la nouvelle couche qui n’a pas encore la solidité nécessaire et on la laisse sur place : puis on enlève les autres croûtes séparées les unes des autres par des couches de limon noir. Sous la cinquième croûte qui est très-dure, on ne rencontre qu’un limon très-fluide : on ne va pas plus loin.

Sur les bords, on voit parfaitement la formation du sel à plusieurs degrés ; ce sont d’abord de petites pellicules qui, en se réunissant, finissent par former une masse plus lourde que l’eau ; elle s’enfonce alors, et va se joindre à la croûte du fond.

Les sources et les ruisseaux qui traversent le lac, forment des canaux, qui après la retraite des eaux sont fort dangereux pour quiconque, voulant passer à gué, ne s’en garderait pas ; on disparaîtrait dans la vase qui au désagrément de teindre solidement en noir ajoute celui de parfumer d’une odeur d’œuf pourri.

L’exploitation, commencée au printemps, allait finir à l’époque où nous la visitions ; elle occupe de douze à quinze cents ouvriers. Elle est de plus en plus facile à mesure que la partie liquide s’évapore. Les ouvriers se réunissent par petits groupes à l’endroit où le travail doit se faire. Ils commencent par casser avec des pics la première couche de sel qui est rouge et imparfaite, puis ils tirent à eux successivement les autres, en ayant soin de laver les morceaux de sel pour les débarrasser de la couche vaseuse ; ils les chargent ensuite sur des bateaux très-plats, pour lesquels on creuse quelquefois un chenal jusqu’à l’endroit de l’exploitation ; sans cette précaution, une fois chargés, ces bateaux ne pourraient pas toujours atteindre le bord ; quand ils y sont arrivés, des voitures, attelées de bœufs, sont remplies de ces morceaux de sel et dirigées par Saratof vers l’intérieur de la Russie, sauf ce qu’on en garde à Saratof, dans les magasins impériaux.

Il y a quelques postes cosaques aux environs et dans la région des lacs. Cette précaution est devenue nécessaire depuis l’établissement des Kirghis, peu redoutables d’ailleurs tant qu’ils ne sont pas plus de dix contre un. Les maisons des ouvriers sont en bois comme les isba et quelquefois en branchages, mais, pendant l’été, il est impossible de s’y loger ; on y est exposé à la compagnie de l’araignée-scorpion et de la tarentule ; aussi plus d’un ouvrier a-t-il adopté la coutume tatare de passer la nuit sous la partie avancée d’une toiture en bois qui s’étend tout le long de l’habitation. Les toits en terrasse servent aussi au même usage, et ce n’est pas le plus mauvais parti à prendre, pourvu qu’on ait soin de garder sur soi une espèce de papack ou de peau.

Notre déjeuner se compose d’un mouton et surtout d’arbouses. L’arbouse est une pastèque. Les bords du Volga, depuis Saratof jusqu’à Astrakan sont pleins de ces cucurbitacées que l’on vend presque pour rien, et qui sont cependant très-renommées. On les emploie même contre la fièvre.

Nous faisons à cheval une promenade que nous ne pouvons prolonger, notre retour au Volga étant devenu urgent, si nous voulons retrouver le lendemain notre bateau et nos bagages.


Tzaritzyn. — L’insurrection de Pougachef. — La colonie des Frères Moraves à Sarepta. — Les hermines.

Nous partons sur les cinq heures du soir : le ciel est froid et splendide. Rien d’intéressant : toujours des tentes kirghis. Après avoir passé le Volga qui en ce moment a au moins trois verstes de largeur, nous entrons à Tzaritzyn.

Tzaritzyn est, à l’exception d’Astrakan, la ville la plus ancienne de la partie inférieure du Volga : elle est située sur la rive droite, près du petit ruisseau Tzaritza. Le fleuve se sépare en deux bras en face de Tzaritzyn, et forme une grande île, nommée Sarpiuskoi-Ostrow, qui s’étend jusqu’à l’embouchure de la Sarpa et sert de haras.

La ville a été fortifiée et l’est encore ; elle a été souvent assiégée et prise ; les remparts ont été bien des fois reconstruits.

Le dernier siége a eu lieu en 1774, sous le commandement de Pougachef, paysan qui, après avoir servi dans l’armée russe, avait déserté, et, étant parvenu à réunir une armée composée de paysans comme lui, s’était fait passer pour Pierre III. Cette imposture eut un plein succès, la disposition des esprits, opprimés par la noblesse, l’ayant fait admettre sans examen.

Pougachef se fit des partisans parmi les tribus tatares qui habitaient le pays que nous visitons, populations mal soumises et sur lesquelles la Russie ne pourrait peut-être pas compter même aujourd’hui. De plus il groupa sous ses ordres les Cosaques de l’Oural, qui, ayant à se plaindre de certaines vexations de la part des autorités locales, avaient inutilement adressé leurs réclamations à l’impératrice Catherine II. Le retour de leurs envoyés maltraités les avait vivement irrités. Pougachef se composa ainsi une petite armée assez forte pour devenir une cause de sérieuse inquiétude.

En même temps le faux Pierre III frappait sur les seigneurs et annonçait l’affranchissement des serfs ; un instant on put craindre qu’il ne soulevât la Russie.

On promit d’amnistier tous ceux qui abandonneraient sa cause, et on mit sa tête à prix. À la suite d’une bataille où il avait été complétement battu, il fut livré par trois de ses officiers. Conduit à Moscou dans une cage de fer, il fut condamné à mort et exécuté.

La forteresse Tzaritzyn dut son salut à de nombreux canons destinés au port d’Azof, et qui se trouvaient dans la ville en attendant leur transport par les steppes de Koumant.

Tzaritzyn avait été moins heureuse un siècle auparavant, en 1669, lors de l’attaque d’un bandit, espèce de Fra-Diavolo, nommé Stenka-Rasine, qui dévalisait