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Au reste, il était bon de nous exercer à des pratiques qui nous deviendraient indispensables dans les pays que nous allions visiter.

Nous commençâmes par nous livrer à des études approfondies sur les moyens de bien accommoder le fameux poisson des Russes, le sterlet. On nous en pêchait pour chaque repas. Nous lui fîmes subir toutes les préparations prescrites par la cuisine française, et celles que nous suggéra notre imagination, mais, il faut bien l’avouer à notre honte, nous ne pûmes jamais trouver celle qui lui convient. Son congénère, le sovdack, poisson peu estimé sur le Volga et qui ressemble au mulet des côtes de France, nous parut lui être bien supérieur. Mais à quoi tiennent les renommées ! Le sterlet pêché et emprisonné dans des tonnes pleines d’eau du Volga, afin d’être transporté vivant au lieu où il doit être mangé, se vend cent cinquante francs à Pétersbourg et ne figure que sur les grandes tables. Le sovdack, fumé, ou séché et salé, est entassé comme du bois à brûler sur les quais d’Astrakan, d’où on l’expédie à pleins bateaux au centre et au nord de la Russie pour la nourriture du peuple.

Le Volga est le fleuve d’Europe le plus riche en poissons. Aussi subvient-il en grande partie à l’alimentation de la Russie. Tous les engins de pêche imaginables s’y trouvent réunis. Sans compter les différentes espèces d’esturgeon, on trouve dans le Volga, outre le sterlet et le sovdack, le saumon rouge et le saumon blanc, le barbeau, l’alose, la carpe, la brême et la lamproie.

C’est vers les mois de novembre et de décembre, que les saumons rouges et blancs remontent le fleuve. Le saumon blanc est le plus abondant, et son passage est bien plus long, puisqu’on en pêche jusqu’au mois de juin ; les plus gros pèsent jusqu’à 15 kilogrammes.


Kazan : Monument élevé à la gloire des soldats russes. — Dessin de M. Moynet.

Tous les poissons du Volga sont d’une taille et d’un poids supérieurs à ceux de la même espèce que nourrissent les autres fleuves d’Europe. On nous a apporté une vingtaine d’écrevisses dont la taille est triple de celle de ces crustacés en France ; elles sont peu estimées dans le pays.

Les aloses remontent le Volga au mois de mai, et en quantité si prodigieuse qu’elles remplissent les filets, au grand désespoir des pêcheurs, qui ne les prennent qu’à regret, ce poisson étant peu estimé, je ne sais par suite de quel préjugé. Aussi peut-on s’en procurer à vil prix ; il n’y a guère que les Tchouvachs et les Mordouans, les voyageurs et les hommes des classes éclairées, qui en mangent. Le peuple n’en veut pas.

Nous faisons connaissance avec un gros commerçant, que la tournure appétissante de notre dîner intéresse vivement. Nous nous empressons de nous mettre, à sa disposition, en lui offrant de le partager avec nous ; de son côté, notre capitaine nous a fait prier d’aller prendre le thé avec lui. Voilà notre soirée employée. Il eût été du reste impossible d’écrire ou de dessiner au milieu du désordre qui nous entoure. Notre commerçant parle français ; il a été intendant d’un grand seigneur, et devine à notre sourire l’arrière-pensée que fait naître en nous son ancien titre.

« Tous les intendants ne sont pas ce que vous pensez, nous dit-il ; et la preuve, c’est que le maître que je servais a été, grâce à moi, en état de se passer d’intendant : il gère maintenant ses affaires lui-même. Sa reconnaissance m’a permis de fonder un établissement qu’il protége, et dans lequel j’ai trouvé une belle fortune. Non-seulement je prenais les intérêts de mon maître, mais j’ai souvent protégé les paysans contre la rapacité des employés de l’administration.

« Voici un exemple entre plusieurs.

« Au milieu d’une fête, une rixe s’élève entre les