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ner quelque chose, nous donnons la préférence à la télègue, espèce de bateau-charrette à claire-voie posé sur des essieux également sans ressorts, et qui n’a pour banquettes qu’une planche, posée sur le devant ; derrière on attachera nos bagages.

Au dernier moment, mon compagnon, moins amateur que moi du pittoresque, se décide à partir en meilleur équipage avec une famille russe qui se rend dans ses terres et qui, à grands frais, a fait disposer des relais pour ce voyage. Il doit me rejoindre à Apertivo.

Me voici donc seul avec Kalino, mon interprète, brave garçon, étudiant de l’Université de Moscou.

Le temps est magnifique. Nous nous dirigeons droit sur Troïtza, un des plus célèbres monastères de la Russie.

Arrivés à six verstes de Moscou, notre télègue se brise et nous verse assez doucement sur un côté du chemin. Quelques pèlerins, qui, comme nous, vont à Troïtza, sont assez obligeants pour nous aider à relever notre pauvre véhicule. Après l’avoir à peu près consolidé, nous le conduisons au pas jusqu’à un groupe de maisons où nous trouvons un brave homme capable, nous dit-on, de le réparer.

Nous entrons dans un tracktir (auberge) où de nombreux pèlerins se reposent et se restaurent : chacun d’eux boit, en quelques minutes, douze ou quinze tasses de thé, après avoir pris la précaution de placer dans sa bouche, sous ses joues, deux morceaux de sucre microscopiques. C’est un moyen économique d’édulcorer agréablement le liquide de plusieurs tasses. Mes voisins, après chaque tasse vidée, retirent avec soin de leur bouche les restes des morceaux de sucre, et les posent à côté d’eux sur le tapis malpropre qui sert de nappe, pour les reprendre bientôt quand ils recommencent à boire. C’est encore de l’économie.

Nous sortons pour nous promener en attendant que notre télègue soit remise sur ses roues ; nous espérons trouver dans les environs quelque sujet de croquis.

À peine avons-nous fait une centaine de pas que nous apercevons un moine étendu et s’agitant dans la poussière : nous courons à lui, le croyant malade ou blessé ; le malheureux est complétement ivre ; nous avons peine à le soulever. Kalino appelle deux paysans qui nous aident à transporter le bon père : arrivés au tracktir, les gens de l’auberge couchent l’ivrogne sur un banc avec tous les soins et tout le respect que le paysan russe a toujours pour les prêtres et les moines. Kalino m’explique que ce qui chez nous serait un sujet de scandale et de dégoût, n’excite ici qu’une tendre pitié pour une faiblesse, hélas ! commune à tous les hommes. Quoi de plus naturel ? et comment ne point compatir aux maux qu’on a tous les jours l’occasion de souffrir ?

Enfin notre télègue est raccommodée ; nous repartons. Le soir nous entrons à Troïtza.

Dans la chambre de l’auberge, nous remarquons une lithographie représentant un siége que les moines soutinrent pendant seize mois contre les Polonais, lesquels (suivant la légende écrite au-dessous) ne purent prendre le couvent, ni par force, ni par trahison (1609).

Les moines combattirent bravement avec la garnison, et, après la levée du siége, pour payer généreusement les troupes qui avaient partagé leurs dangers, ils vendirent une partie de leurs vases d’or et de leurs ornements sacrés.

En 1615, le couvent eut à se défendre contre un nouveau siége, et ces moines belliqueux parvinrent encore à mettre en fuite les assaillants.

Le lendemain, nous visitons le monastère ; ses nombreuses coupoles sont ou dorées, ou peintes en bleu, constellées d’étoiles d’or. Il couvre une vaste étendue de terrain et l’ensemble de ses édifices est d’un aspect grandiose.

La principale église de Troïtza (la Trinité) est ornée de fresques anciennes assez curieuses : on y voit le tombeau de saint Serge, mausolée en or et en argent massifs avec incrustations de pierres précieuses. Derrière l’iconostase, sur le sol, se dresse un grand aigle en bois doré avec un enroulement d’ornementation du dix septième siècle. Cette sculpture, qui ressemble assez à un baldaquin, sert à marquer la place où Nathalie Narichkin sauva la vie au jeune tzar Pierre le Grand, alors âgé de onze ans, que les strélitz avaient poursuivi jusqu’au pied de l’image de saint Serge. L’impératrice, tenant l’enfant dans ses bras et le couvrant de son corps, fit hésiter ces furieux, et donna ainsi le temps à ses libérateurs de pénétrer dans l’église.

Pierre le Grand conserva toujours pour l’image de saint Serge une grande vénération. Il la faisait porter devant lui dans les circonstances importantes de sa vie.

Nous passons près d’une heure au Trésor, un des plus riches de la Russie et peut-être du monde entier. Il faudrait beaucoup de temps pour en décrire les reliques, les ornements garnis de pierres précieuses, les vases, mitres, ciboires, calices, croix, etc.

Nous parcourons les autres églises, les bâtiments du couvent, les ateliers, et entre autres un atelier de peinture et de lithographie religieuse. Les peintures de Troïtza sont toutes des pastiches de l’art byzantin, les lithographies sont plus que médiocres ; elles inondent la Russie.

Nous n’achevons que le soir cette visite intéressante et nécessairement très-incomplète.

On nous décrit une curiosité qu’on montre rarement, parce qu’elle touche à la politique ; c’est la tombe du comte Lapoukin, qui, après avoir conspiré contre Pierre le Grand, fut assez heureux pour échapper au supplice que subirent ses complices Alexandre Kikin, l’évêque Rostow, Poustinoï et Glébof. Il mourut caché ; mais la vengeance de Pierre vint le chercher dans le cimetière de Troïtza, et n’ayant pu lui trancher la tête de son vivant, il fit du moins décapiter sa tombe[1].

À la porte du couvent s’élève un immense hôtel que les moines ont fait bâtir pour l’usage des pèlerins. Son exploitation forme une partie importante de leur re-

  1. Voyez ce tombeau dans le Magasin pittoresque, t. XXVIII, p. 85.