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mieux ; je le fis laver et habiller avec soin. Ma femme lui donnait toutes les dix minutes une cuillerée à café d’arak sur un morceau de sucre. Il ne pouvait plus parler, mais il nous remerciait du regard. Il s’endormit. Karka, notre grosse négresse, s’assit près de lui et lui étendit les jambes et les bras. « Dort-il encore ? » lui demandâmes-nous. Les larmes coulaient sur les joues de la brave femme, et elle répondit : « Il est mort. » Nous fîmes arrêter le bateau et creusâmes une fosse sur une grève sablonneuse. Saat s’était montré si bon et si fidèle que, même ses compagnons au cœur endurci, avaient appris à le respecter, malgré son jeune âge, et à l’aimer. Nous le déposâmes au pied d’un bouquet d’arbres. Il quittait cette terre d’iniquité dans toute la pureté d’un enfant. Il avait vécu et il était mort en bon chrétien. La tombe de Johann Schmidt avait marqué le commencement de notre voyage, ; celle de Saat en signalait la fin. Notre exploration avait pour point de départ et pour point d’arrivée, le tombeau de deux gens de bien, de deux amis.

Le 5 mai, nous entrions à Khartoum ; le 6, j’apprenais la nouvelle déplorable de la mort de Speke. C’était encore une douleur. J’éprouve le besoin de répéter ici que, bien que le Nil sorte, à proprement parler du lac Albert, il n’en est pas moins vrai que la rivière que Speke a nommée Somerset et qui sort du lac Victoria, est vraiment le commencement du Nil, le haut Nil, le Victoria, comme on voudra le désigner ; et que le lac Victoria est réellement la source la plus élevée de ce grand fleuve. Le lac Albert, quoiqu’il soit le réservoir général du cours du Nil, n’en est que la seconde. Malgré la théorie qui repousse les lacs en qualité de sources des fleuves, il sera très-probablement impossible parmi les nombreux courants qui s’y déversent, de trouver une autre origine au Nil que les deux lacs Albert et Victoria.

À notre arrivée, la situation de Khartoum était des plus misérables. La famine ravageait le Soudan. L’épizootie ne s’était pas bornée à enlever les bestiaux, elle avait aussi tué les chameaux et interrompu tout le transit. Le Nil Bleu était si bas, que la navigation était devenue impossible et qu’on ne recevait plus ni blé ni fourrage. Nous étions donc de nouveau emprisonnés, et cette fois sans provisions, dans une ville ravagée par le typhus.

Pendant ma résidence forcée à Khartoum, je fis arrêter Mohammed-Her, que j’accusais d’avoir poussé les gens de ma caravane à la révolte, tant à Gondokoro que dans le Latouka à Latorné. C’était un exemple qu’il fallait faire, un châtiment sur lequel comptaient les gens qui m’étaient restés fidèles. De nombreux témoins vinrent déposer contre le coupable. Osaman-Bey, alors gouverneur de Khartoum, le condamna à recevoir des coups de kourbaches (cravaches en cuir d’hippopotame) sur la plante des pieds, « pour avoir comploté de faire manquer l’expédition du voyageur anglais. » Par humanité, j’obtins que le supplice fût limité à cent cinquante coups.

Enfin, au bout de deux mois d’anxiété, le 1er juillet 1865, nous fûmes en mesure de quitter Khartoum, et, bien que nous eussions été sur le point de nous perdre dans une cataracte, à tout prendre, notre navigation fut heureuse jusqu’à Berber. Là nous reçûmes l’hospitalité la plus complète de M. et Mme Laffargue, Français établis depuis plusieurs années dans le Soudan. Cette occasion doit me servir à exprimer publiquement les sentiments de profonde reconnaissance que m’a laissés la parfaite courtoisie avec laquelle ceux des Français que j’ai rencontrés dans ces pays lointains, nous ont toujours reçus. Cette politesse avait le charme d’une de ces fleurs qu’on rencontre à l’improviste dans les sables du désert. Je fais des vœux pour que, par réciprocité, tout Français qui se trouvera éloigné de sa belle patrie, reçoive un traitement analogue de mes compatriotes.

À Berber, nous voulûmes éviter la traversée du désert de Korosko, pendant les chaleurs d’août, et nous prîmes le parti de nous diriger sur Souakim pour nous y embarquer. Le voyage se fit sans encombre, à l’exception d’une bataille, où nous restâmes vainqueurs, contre des Arabes qui prétendaient nous expulser de l’ombre d’un arbre, à laquelle tout voyageur a droit. Nous y admirâmes la valeur qu’y déploya la femme de Richarn ; car ce fidèle serviteur s’était récemment marié avec une négresse de la tribu guerrière des Dinkas. Elle se jeta au milieu de la mêlée et y combattit comme un héros.

Les montagnes de la chaîne arabique, le long de la mer Rouge, nous parurent fort belles, à cause de leurs grosses masses de granit rouge et gris, ou de porphyre rouge et vert, ainsi que de leurs coulées de basalte, si nombreuses et si noires que, durant une journée entière, nous pouvions croire que nous errions au milieu d’un désert couvert de charbon de terre en poussière, en blocs et en monticules.

Le vingt-quatrième jour depuis notre départ de Berber, et la sortie d’un défilé, qui nous avait menés par-dessus le faîte des montagnes, nous aperçûmes tout à coup la mer Rouge. Descendant le plus promptement possible, nous entrâmes le lendemain matin dans Souakim. La position de cette place est des plus avantageuses et, si elle communiquait directement avec Suez, elle prendrait rapidement une grande importance en devenant l’entrepôt de tout le commerce du Soudan avec l’Arabie. Malheureusement, il est loin d’en être ainsi, car nous demeurâmes quinze jours en attendant l’arrivée d’un bateau à vapeur. Enfin, on en signala un qui apportait des troupes égyptiennes, et qui, sa mission remplie, allait retourner immédiatement à Suez. Il nous reçut à bord, et, en cinq journées, nous débarqua dans cette ville, où nous retrouvâmes enfin dans un hôtel anglais, cette pale ale à la glace et ces biftecks qui avaient été si longtemps l’objet de nos désirs.

Quel paradis terrestre, qu’un hôtel européen ! Celui-ci était plein de voyageurs se rendant aux Indes, beaucoup d’Anglais, et des Anglaises charmantes. Je dois avouer pourtant que celles-ci nous surprirent par les masses de cheveux qu’elles portaient en gros chignons