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dans l’enceinte de mon campement ; et, après l’avoir contemplé, non sans émotion, car il y a quelque chose qui réchauffe le cœur dans la vue de l’emblème de la patrie, même lorsqu’il flotte à des milliers de lieues de la terre natale, je me tournai vers Kamrasi, et lui expliquai que désormais sa personne et ses États étaient sous la protection de ce drapeau, qui représentait l’Angleterre. J’ajoutai qu’aussi longtemps qu’il se fierait à ma parole, bien que j’eusse refusé de me joindre à lui pour attaquer Fowouka, il trouverait en moi un fidèle allié, prêt à le défendre contre toute attaque. Je terminai en lui demandant des provisions pour mon compte, et des guides sûrs pour accompagner un message que j’allais faire porter au vakit ou lieutenant de Debono.

Dans l’après-midi du jour suivant, je vis arriver mes messagers m’amenant une dizaine d’hommes de Debono, sous les ordres d’un choush ou sergent. Ceux-ci venaient s’assurer que j’étais bien réellement dans le pays, contrairement aux bruits qui avaient couru, depuis plusieurs mois parmi eux, que ma femme et moi nous avions péri sur les bords du grand lac. Cette idée allait si bien à leurs intérêts, qu’ils avaient pris d’abord mes envoyés pour des émissaires de la bande rivale dirigée par Ibrahim, lequel abusait de mon nom pour exploiter seul les États de Kamrasi. Ils ne changèrent de conviction qu’à la vue du drapeau anglais, et de mon humble individu assis à l’ombre de ses plis.

Introduits dans l’enceinte de mon petit camp, ils s’assirent en demi-cercle autour de moi. Je leur demandai d’un ton d’autorité, comment ils avaient eu l’audace d’attaquer une contrée placée sous la protection de l’étendard britannique ? Je leur déclarai que l’Ounyoro m’appartenant par droit de découverte, j’avais donné à Ibrahim le privilége exclusif d’y trafiquer, à la condition de n’y rien faire de contraire à la volonté de Kamrasi, le roi régnant, dont j’étais actuellement l’hôte, et que je ne pouvais voir, dans la brusque invasion de la contrée par des sujets turcs devenus les alliés d’une tribu hostile, qu’une insulte au pavillon anglais. J’ajoutai que non-seulement je repousserais par la force toute attaque dirigée contre Kamrasi, mais qu’à mon retour à Khartoum, j’adresserais un rapport de l’affaire aux autorités turques, et que si un seul natif de l’Ounyoro avait été tué, blessé, ou emmené en esclavage, Mohammed-Ouat-el-Mek, leur chef, serait pendu sans rémission.

Ils alléguèrent pour excuses de leur conduite l’ignorance où ils étaient restés de ma présence dans la contrée, ainsi que les us et coutumes du commerce du Nil Blanc, qui autorisent les trafiquants à intervenir dans les querelles intestines des populations de cette malheureuse région, pour les piller et les réduire en esclavage les unes après les autres. Débités en termes aussi obséquieux pour moi que brutalement insolents pour le héros M’gambi, qui, d’abord présent à l’entrevue, finit par s’éclipser prudemment, ces prétextes ne pouvaient me toucher. Je remis à l’orateur de la bande une lettre pour son chef Mohammed, dans laquelle je signifiais à ce dernier, qu’à partir de la réception de ma missive, je lui accordais douze heures pour évacuer le sol de l’Ounyoro avec tous ses gens et tous ses alliés.

Ce point réglé, je fis tuer un mouton pour le souper des ambassadeurs.

Ces gens conduisaient avec eux deux ânes ; le lendemain matin, au moment de leur départ, une foule de natifs envahit l’endroit où ces animaux avaient passé la nuit pour y recueillir soigneusement les vestiges flagrants de leur séjour. La possession de ces précieuses reliques amena un conflit entre les nombreux prétendants : une véritable lutte, accompagnée de vociférations et de clameurs. À ce concert, les ânes qui déjà s’éloignaient, crurent devoir prendre part et lancèrent dans les airs des notes si puissantes, et si opportunes, que la multitude, alarmée par la tonalité sauvage de ces voix inconnues, se dispersa plus rapidement qu’elle n’était venue. J’appris alors que le crottin de l’âne, appliqué sur la peau humaine, est regardé dans tout l’Ounyoro comme un remède infaillible contre les douleurs rhumatismales, et que ce rare spécifique y forme un objet d’importation très-recherché. On le tire d’une lointaine contrée de l’Est, où la race asine vit et prospère.

Le roi, saisi d’un respect superstitieux pour le pavillon anglais, voulut me l’acheter ; je m’y refusai en lui disant que le drapeau n’avait de valeur que pour ceux qui savaient le défendre. Alors il m’envoya vingt dents d’éléphants, que je fis immédiatement remettre aux gens d’Ibrahim, et le lendemain ils en reçurent une quantité considérable que leur apporta l’armée de Kamrasi.

Bientôt Eddriz et ses dix Arabes contribuèrent efficacement à une expédition où Kamrasi ruina la puissance de Fowouka, et enleva les filles de Rionga avec un millier d’autres esclaves.

Et cependant ce roi était un misérable, aussi lâche que cruel.

En effet, quelques jours plus tard, j’apprenais, par M’gambi, que M’tésa, roi de l’Ouganda, à la tête de ses M’ouas, venait de passer le Kafour, de détruire M’rouli, et marchait sur Kisouna. Suivant Bachita la cause de cette incursion était que M’tésa, persuadé que Kamrasi nous retenait de force pour nous empêcher de lui porter nos cadeaux, voulait nous délivrer et nous amener à sa résidence. Il me fut impossible de persuader à Kamrasi de se défendre. Le poltron mit le feu à son camp et s’enfuit sans daigner me regarder, prétendant que je restasse à l’arrière-garde pour protéger sa retraite. Il me laissait même sans portefaix. Je déclarai donc à M’gambi que, s’il ne m’en fournissait pas, loin de tirer sur les M’ouas, je m’allierais avec eux, et M’gambi, plein d’effroi, m’en procura le soir même.

Le lendemain, je quittais mon camp de Kisouna et, après une pénible journée de marche, sur un sol privé d’eau potable, je bivaquais à Déang, ou tous mes porteurs me délaissèrent, à peu près sans munitions. Au bout de deux jours, l’approche des M’ouas nous forçait d’abandonner nos bagages, et de nous mettre en mar-