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vous donc ? — Qui je suis ? répliqua-t-il, ha, ha, ha ! excellente plaisanterie ! qui je suis ? Eh quoi ! je suis M’gambi, le frère de Kamrasi ; — le frère cadet, — mais lui, il est le roi ! »

Ainsi, depuis plus de trois mois, j’étais le jouet de ces diplomates sauvages ! Je n’avais jamais vu le véritable roi, que sa couardise avait tenu caché à mes regards, et le complice de cette ignoble comédie m’avouait le tout sans vergogne et avec le plus impudent sang-froid !

Je traitai M’gambi comme il le méritait, c’est-à-dire avec un souverain mépris. Je refusai complétement d’abord de faire un pas pour voir Kamrasi. Je ne voulais pas m’exposer à être dupe encore une fois. Enfin, après trois jours de négociations, appuyées de la part de Son Altesse M’gambi, par des envois réitérés de fruits, de céréales, de bière du pays, de volailles, et surtout de veaux gras, je me laissai transporter près du roi. Revêtu d’un costume de montagnard écossais d’Athol, qui excita l’admiration de la foule, je m’assis comme le monarque sur un tabouret que j’avais fait apporter, tandis que M’gambi prenait place à terre et que les courtisans n’approchaient de leur souverain, sorte de statue de bronze au regard sinistre, qu’en rampant et touchant la terre de leur front. Il me fatigua de ses demandes et je finis par lui dire qu’il se conduisait non pas on roi mais en mendiant ; ce qui termina notre entrevue.

À Kisouna, je me construisis une cabane confortable, avec une rabouka ou hangar pour m’abriter durant la chaleur du jour ; je l’entourai d’une cour bien palissadée. Peu à peu, j’y repris des forces.

Le bananier suffit à la plupart des besoins des habitants de l’Ounyoro. Préparées de diverses manières, les bananes servent de boisson et d’aliment, car elles donnent une excellente farine. La fibre du bananier tressée devient du fil et de la corde, dont on se sert pour coudre les vêtements préparés avec l’écorce du figuier, et pour faire, outre des lignes à pêcher, des sacs et des nattes. Le lait caillé, battu en crème, puis salé, forme une substance fort nourrissante. Les marchands vendent aussi du beurre, du café, du sel, du tabac et des fers de lance, qu’on leur paye avec des verroteries, dont les plus estimées sont l’opale et la porcelaine rouge. Ils prisent ces grains de porcelaine presque autant que nous les pierres précieuses.

Kamrasi se décida enfin à me rendre ma visite ; il m’apprit, dans cette occasion, que ses ancêtres avaient régné sur le Kitouara tout entier, c’est-à-dire sur la région que bornent à l’est le lac Victoria, à l’ouest le lac Albert, au nord le cours du Nil entre les deux lacs. Là se trouvent, du côté du Victoria, l’Ouganda et, du côté de l’Albert, en allant du nord au sud, le Chopi, l’Ounyoro et l’Outumbi. C’est du vivant de Cherrybambi, grand-père de Kamrasi, que l’Outumbi, après s’être rendu indépendant, a conquis l’Ouganda où règne aujourd’hui M’tésa. Quant au Chopi, c’est la région baignée par le Somerset et dont Rionga et Fowouka cherchent maintenant à s’emparer.

J’eus encore à refuser à Kamrasi la plupart de ses importunes demandes et notamment de l’aider à combattre ses ennemis qu’il voulait tous exterminer, jusqu’au dernier. Il s’en alla fort irrité et, depuis lors, cessa de m’envoyer des provisions.

Mais un soir, après une journée employée à mettre mon journal et mes cartes au courant et à écrire à mes amis d’Angleterre, comme si j’avais eu dans le voisinage un bureau de poste à ma disposition, je fus tout à coup tiré de mon premier sommeil par un épouvantable vacarme : des centaines de nogaras (tambours indigènes) battaient ; autant de cornets à bouquin mugissaient aigrement, et des naturels hurlaient dans toutes les directions. Sautant en toute hâte hors de mon lit, je pris ma carabine et courus dans le village que je trouvai plein de gens armés en guerre, le menton garni de queues de bœufs, dansant et s’agitant, s’abritant de leurs boucliers et menaçant de leurs zagaies un ennemi imaginaire. Bachîta m’apprit que la bande de Fowouka, grossie de cent cinquante hommes appartenant au trafiquant Debono, venait de traverser le Nil, à trois petites heures de marche de Kisouna, avec l’intention formelle d’attaquer et de tuer Kamrasi. Le héros M’gambi, dont la hutte était toute voisine de la mienne, vint immédiatement me confirmer ces nouvelles. Il était fort alarmé et voulait se rendre au plus vite près du roi, son frère, pour lui recommander une fuite immédiate.

Je parvins, non sans peine, à le convaincre de l’inutilité de cette mesure et des services réels que, dans cette circonstance, je pouvais rendre à Kamrasi, si celui-ci voulait venir me trouver dès le matin suivant.

Le soleil était à peine levé, que le roi, sans le moindre cérémonial, se précipita dans ma hutte. Ce n’était plus le roi de théâtre que j’avais vu trôner dans les plis d’un magnifique manteau de pelleteries fines ; il ne portait, autour des reins, qu’un court jupon de laine bleue, don du capitaine Speke, et une petite écharpe sur ses épaules. Fort diverti du tremblement qui l’agitait et du changement curieux de son costume, je le complimentai de la coupe pratique de ses vêtements, bien mieux adaptés au combat que le long et gênant manteau royal. « Le combat ! s’écria-t-il avec une horreur profonde, je ne vais pas combattre ! je me suis vêtu légèrement pour mieux courir. Je ne pense qu’à fuir ! qui peut songer à combattre contre des fusils ? l’ennemi en a cent cinquante ! Fuyez avec moi ; nous ne pouvons rien contre eux. Vous n’avez que treize hommes avec vous ; Eddriz n’en a que dix ; que peuvent vingt-trois contre cent cinquante ? Faites vos paquets et fuyez ; nous trouverons un asile dans les hautes herbes des marécages ; l’ennemi peut paraître à chaque instant. »

Je n’avais jamais vu un homme tombé aussi bas dans l’abjection de la peur. Je ne pus m’empêcher de rire au nez de ce misérable lâche, représentant d’un royaume et chef d’une nombreuse population. Cependant je fis hisser le pavillon anglais au sommet d’un mât dressé