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à sa sortie du lac. Le fleuve, me dirent les indigènes, était navigable durant une très-grande distance ; mais les canots de l’Ounyoro ne pouvaient pas s’y engager, parce que les rives en étaient occupées par des tribus hostiles et puissantes. Sa sortie était peut-être à dix-huit milles de l’embouchure du lac Somerset, ce qui s’accordait pleinement avec les renseignements obtenus par Speke. Il était donc si important de s’assurer que cette eau dormante, qui se rendait au lac, était bien celle que nous avions, comme lui, vue à Karouma, que du consentement de Mme Baker je pris la résolution d’en remonter le cours jusqu’à cette cataracte.

Le chef de Mégoungo me confirma d’ailleurs ce que j’avais jadis appris dans le Latouka et par la femme de Bachîta elle-même, c’est-à-dire, qu’il y avait eu une époque ou les habitants du Karagoué apportaient à cette ville des bracelets de cuivre et des cauris.

Ainsi, quoique l’épuisement où je me trouvais et la fièvre qui me rongeait me fissent trembler les genoux, j’ordonnai qu’on préparât les bateaux, et nous nous embarquâmes pour remonter ce Somerset aux eaux à présent si calmes, et étendues sur une espace de cinq cents mètres. Elles se rétrécissaient rapidement ; à dix milles en amont de l’embouchure, le fleuve n’avait plus que deux cent cinquante mètres ; de chaque côté, il était resserré par une chaîne de collines, hautes de deux cents pieds. Ses eaux étaient claires et profondes, mais n’avaient pas encore de cours. Huit milles plus haut, la rivière n’avait plus en largeur que cent quatre-vingts mètres, et le courant, bien que faible encore, devenait visible. Enfin, au brusque tournant d’un angle, nous nous trouvâmes en face d’une puissante cataracte, dont le bruit retentissait au loin.

De chaque côté du fleuve s’élevait une muraille d’environ trois cents pieds, magnifiquement boisée d’arbres dont la verdure était de plus en plus intense et que dominaient, de distance en distance, les cimes des rochers. À travers une ouverture située immédiatement en face de nous, le fleuve, réduit à une largeur d’à peine cinquante mètres, s’élançait avec force et tombait d’un seul bond, d’une élévation perpendiculaire de plus de trente-cinq mètres, dans un abîme de rocs noirs, d’origine volcanique. La blancheur éblouissante de l’écume formait avec ce cadre un magnifique contraste. Les palmiers des tropiques et les bananiers sauvages ornaient le paysage. C’est la cataracte la plus imposante que l’on ait rencontrée sur le Nil et, en l’honneur de l’illustre président de la société anglaise de Géographie, je lui donnai le nom de Murchinson.

À la gauche de l’endroit où s’arrêtèrent les bateliers, était un banc de sable absolument couvert de crocodiles étendus les uns près des autres en lignes parallèles, comme des troncs d’arbres prêts à être embarqués. J’en tuai un énorme. À ce bruit, nos poltrons de rameurs, tombant au fond du canot, le laissèrent dériver, et nous fûmes portés par le courant vers un lit de roseaux, où un hippopotame en souleva la quille. Dix-huit têtes de crocodiles sortirent à la fois de ce banc. Quel bon déjeuner pour eux si nous eussions chaviré !

Au village voisin, nous apprîmes que Rébonga était resté à Mégoungo ; il nous avait adressé nos bœufs de selle ; mais ces pauvres bêtes étaient dans un pitoyable état. Il fallut nous traîner péniblement le long de la rivière. Ma femme et moi, exténués par la fièvre, nous fûmes transportés dans l’île de Patouan qui peut avoir un demi-mille de long sur cent cinquante mètres de large. Une hutte dépourvue de toit et qui, l’orage éclatant, fut bientôt remplie d’eau, nous y reçut. Cette île, ainsi que les plus prochaines, était au pouvoir de Rionga et de son plus puissant allié Fowouka, deux ennemis mortels de Kamrasi. Ici le fleuve a près de deux cents mètres de large ; son cours est de quatre milles à l’heure et il descend par une suite continuelle de cataractes.

Le sommet de la chute Murchison est à trois cent cinquante-cinq pieds plus bas que Patouan. L’île est inférieure de huit cents pieds à Karouma, qui se trouve ainsi à mille deux cent soixante-seize pieds au-dessus du niveau de l’Albert N’yanza, tandis que, de M’rouli à Karouma, durant une vingtaine de milles, le fleuve ne descend que de vingt pieds.

Cependant, privés de tous nos bœufs par la tsetsé, de nos rameurs et de nos portefaix par la désertion, nous nous trouvions en quelque sorte prisonniers dans Patouan. J’offris aux naturels de leur donner tout ce qui me restait de verroteries et de bagages, pour qu’on nous ramenât directement à Shoua ; mais, au moment où je croyais avoir leur consentement, j’appris par Bachîta qu’ils complotaient simplement de s’approprier nos biens en nous abandonnant dans ce lieu désert où nous serions morts de faim.

Je me hâtai donc de me transporter avec mes gens et mes bagages sur la rive gauche que désolait la guerre éclatée entre Rionga et Kamrasi. Là nous fûmes rejoints par Rébonga, chargé de nous conduire chez ce dernier souverain. Tout le pays que nous traversâmes était ravagé. En arrivant à un village nommé Kisouna, nous eûmes la joie d’entendre une salve qui répondait à la nôtre. C’étaient les dix Arabes laissés par Ibrahim à Kamrasi, sous les ordres d’un nommé Eddris. Tous vinrent, l’un après l’autre, baiser ma main et celle de Mme Baker. Ces hommes, qui jadis avaient voulu me chasser de Gondokoro, puis me faire un mauvais parti sur la route du Latouka, étaient maintenant ravis de nous retrouver vivants.

Traduit de l’ouvrage de sir Samuel Baker par
J. Belin de Launay.

(La fin à la prochaine livraison.)