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les persuadèrent de profiter de l’occasion pour apprendre à marcher au pas. Tous les Yakounines, les uns après les autres, se mirent en devoir de suivre consciencieusement la recommandation et l’exemple de leurs instructeurs improvisés. Les bourgeois de Yédo s’arrêtaient à contempler l’allure inusitée de leurs samouraïs, et ceux-ci ne pouvaient s’empêcher de baisser la tête de temps en temps pour jeter un regard de satisfaction sur la pointe de leurs pieds. Quelquefois même, relevant délicatement leur large pantalon de soie, qui ne ressemble pas mal à un jupon, ils dévoilaient tout à coup un superbe alignement de jambes à demi nues et de chaussettes en cotonnade bleue, accompagnées de sandales de paille.

À mesure que la marche se prolongeait, les coiffures, à leur tour, subissaient une ingénieuse modification : les Yakounines détachèrent leurs lourds chapeaux laqués et les suspendirent à leur ceinture comme des boucliers ; après quoi, saisissant un éventail, qu’ils portent volontiers derrière la nuque, sous le collet de leur justaucorps, ils s’en firent une visière, fixée sous la mèche en boudin qui surmonte leur front rasé.

Le tableau ne serait pas complet si je n’ajoutais que nous-mêmes nous étions, quant au costume, à peu près à l’unisson de notre entourage. Yédo est peut-être la seule ville du monde où les Européens parviennent à s’affranchir du despotisme de la mode. Il est impossible de résister à la contagion de toute une immense population qui, sauf à la cour et dans les fêtes solennelles, ne connaît pas d’autre règle, concernant le vêtement, que celle de s’habiller à sa guise et de se déshabiller à son aise, en laissant au voisin la liberté la plus absolue d’en agir de même.

Aussi l’aspect de notre troupe, qui aurait produit une émeute dans n’importe quel lieu habité de l’Europe, ne causa-t-il pas la moindre sensation dans la résidence du Taïkoun. L’on nous regardait sans doute avec une curiosité bien légitime ; mais l’on ne se montrait au doigt t que les cigares des fumeurs de la société et les revolvers suspendus à nos ceinturons.


Forgerons à Yédo. — Dessin de A. de Neuville d’après une vignette japonaise.

Les rues basses et les quais de Takanawa sont, du matin au soir, remplis d’un grand concours de monde. La population stable du quartier me semble n’avoir d’autre industrie que de prélever, de manière ou d’autre, un léger tribut sur les gens qui arrivent ou qui partent. Ici, l’on hache et l’on vend du tabac ; là, on pile du riz et l’on en fait des galettes ; sur toute la ligne on débite du saki, du thé, du poisson séché, des melons d’eau, une infinie variété de fruits et d’autres comestibles à bon marché, étalés sur des tables en plein vent ou exposés dans des appentis ouverts et sur les étagères d’innombrables restaurants. Partout des coulies, des porteurs de cangos et des bateliers offrent leurs services. Dans certaines rues latérales, on loue des stalles pour les chevaux de somme, et des écuries pour les buffles qui amènent au marché les produits des campagnes environnantes ; ils les traînent sur de rustiques charrettes, seuls véhicules à roues que l’on rencontre dans tout Yédo.

C’est aux portes des maisons de thé de Takanawa que débutent les chanteuses, les danseuses, les saltimbanques nomades qui viennent exploiter la capitale. Parmi les premières, il en est qui forment une classe privilégiée, mais astreinte à une certaine discipline de police. On les reconnaît à leurs grands chapeaux plats rabattus sur les tempes ; elles vont toujours deux à deux ou quatre à quatre, lorsque les deux danseuses accompagnent les deux musiciennes : celles-ci jouent du samsin et chantent des complaintes romanesques.

Les saltimbanques favoris des carrefours japonais sont de jeunes garçons qui, avant de commencer leurs tours, se cachent la tête dans un gros capuchon, surmonté d’une touffe de plumes de coq et d’un petit masque écarlate figurant un museau de chien. Les pau-