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je fis, à l’arrière de mon canot, un trou dans lequel j’enfonçai un aviron que j’attachai solidement avec des lanières coupées à une des grandes peaux de bœuf qui nous servaient de couvertures, et que l’eau avait suffisamment trempées ; cela me fit un excellent gouvernail. Puis coupant deux bambous, je m’en fabriquai un mât et une antenne, où je suspendis, en guise de voile, un grand plaid écossais. Cependant, mes gens, découragés par leurs malheureux efforts de la veille et résignés à leur destin, me regardaient faire, refusaient de m’imiter et fumaient apathiquement leurs pipes.

Nous poussâmes au large, et mon canot partit droit comme une flèche, tandis que l’autre tournoyait comme la veille. Après avoir doublé deux caps, nous découvrîmes un village, une petite baie remplie de canots, une grève bordée de nègres qui, agitant leurs avirons au-dessus de leurs têtes, nous offraient leurs services en qualité de rameurs. Nous nous dirigeâmes vers eux, et ils envoyèrent six des leurs à l’aide de l’autre canot qui nous joignit bientôt. Leur premier soin fut d’enlever du mien le mât et l’antenne, dont ils ne comprenaient pas l’usage.

Comme nous naviguions de conserve, à quatre milles peut-être du rivage, un vent du sud-ouest se déclara tout à coup, les nuées s’amoncelèrent, le lac devint houleux, et tout annonça une rafale qui, suivant moi, devait nous atteindre une heure plus tard. Je fis donc ramer vigoureusement vers le rivage ; mais l’apparence du lac se modifiait avec rapidité : l’eau était sombre, les vagues moutonnaient, et notre canot commençait à en embarquer. À un mille et demi de la côte, nous ne pouvions plus le diriger et, si nous n’avions pas eu assez d’ustensiles pour le vider à mesure qu’il s’emplissait, nous aurions été submergés. Enfin, à la suite de quelques coups de tonnerre, la rafale se déchaîna, accourant de l’ouest-sud-ouest et nous poussant droit à la terre. Les vagues devenues terribles se brisaient contre ma cabine, qui se trouva ainsi former un dérivatif à leur invasion. Le vent était épouvantable ; la pluie, tombant à torrent, ne laissait plus apercevoir que le sommet des rochers ; heureusement nous courions vers une grève. Déjà nous touchions presque au rivage, lorsqu’une vague tombant sur nous engloutit le canot. Cependant il ne fut ni brisé, ni entraîné, et, dès que nous eûmes pris pied, nous pûmes l’attirer en sûreté sur le sable.

L’autre canot, que je pensais perdre, nous rejoignit au bout d’une heure d’anxiété.

Les environs de notre atterrage, quand la tempête se fut calmée, nous semblèrent magnifiques. Ils étaient animés par une cascade de mille pieds de haut que formait la Kaügiri, rivière sortie de cet énorme marais que nous avions contourné, puis traversé en partie sur le chemin de M’rouli à Vacovia.

Notre navigation se continua par de courtes journées ; car, vers midi, la rafale et le tonnerre, éclatant régulièrement, nous forçaient à nous retirer sur le rivage.

Nous arrivâmes ainsi à Eppigoya, ville considérable, située dans une baie magnifique, au pied d’abruptes falaises, dont les pentes herbeuses étaient couvertes de troupeaux de chèvres. Néanmoins, à aucun prix, nous ne pûmes acheter un seul de ces animaux ; en revanche, la volaille était à si bas prix que pour la valeur d’un schelling (1 fr. 25 c.), nous nous procurâmes cent cinquante poulets ; nous y fîmes aussi provision de poisson salé, et de sel bien meilleur que celui que nous avions rencontré jusque-là.

Le dixième jour après notre départ de Vacovia, le lac n’avait plus qu’une largeur d’une trentaine de milles, mais en se rétrécissant, il gagnait en beauté. Le treizième jour, il n’avait plus que quinze à vingt milles de large, et nous touchions au terme de notre trajet.

Un rivage factice était formé par un immense lit de roseaux, ayant trois pieds de profondeur, mais sous lequel on ne trouvait pas le fond à vingt-cinq pieds. À travers ces roseaux qui s’étendaient à perte de vue, s’ouvrait un large canal d’un demi-mille, où s’étalait, dormante, cette eau du Somerset que nous avions vue si furibonde à Karouma. C’était à ne pas croire que ce fût la même.

Au débarcadère de Mégoungo, nous trouvâmes une foule de naturels qui nous attendaient en compagnie de leur chef et du guide Rébonga qui nous avait conduits de M’rouli à Vacovia. L’endroit, ombragé par quelques arbres énormes, nous parut délicieux. À un mille de là, sur un terrain plus haut, s’élevait la ville elle-même.

Pendant que Mme Baker se reposait à l’ombre, j’allai au bord de l’eau examiner les préparatifs que les naturels faisaient pour la pêche. Sur un espace de plusieurs centaines de pieds, les bords de la zone de roseaux étaient disposés de façon à ce que les gros poissons, qui entreraient dans l’espace où l’eau était libre près du rivage, ne pussent guère manquer d’être pris. Par intervalles, on avait placé des paniers d’environ six pieds de diamètre et de dix-huit pouces d’ouverture, d’où les poissons ne pouvaient plus sortir. Mes gens venaient de se procurer la moitié d’un poisson, dont un crocodile avait avalé l’autre partie. C’était un baggera, un des meilleurs poissons du lac, dont les débris pesaient environ cinquante livres. Il a la forme d’une perche, et extérieurement la couleur d’un saumon. Un autre que j’achetai, avait à peu près l’apparence d’une anguille, mais il était ovipare et, à la place où sont les pattes des sauriens, il avait quatre tentacules. Plusieurs variétés des poissons qu’on pêche ici pèsent au delà de deux cents livres.

Arrivés à Mégoungo, nous nous trouvions à deux cent cinquante pieds à peine au-dessus du lac, sur le sommet de la dernière colline, dominant la pente inclinée d’environ six milles de long, qui monte du lac au niveau d’un plateau dont l’altitude est d’environ cinq cents pieds au-dessus du lac. L’Albert-N’yanza se resserrait de plus en plus vers le nord, où, après avoir eu à peu près une largeur de dix-sept milles en face de Mégoungo, il se perdait sous une forêt de roseaux, large d’environ cinq milles et dont les teintes brillantes se prolongeant, à perte de vue, marquaient le cours du Nil