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autour de la pauvre agonisante ; elle n’avait fait que nous gêner ; ses pillages mettaient en fuite les habitants sur notre route, et nous réduisaient à l’impossibilité d’acheter ce dont nous avions besoin. Sa paresse nous obligeait à ne voyager que durant la plus grande chaleur de la journée, en perdant les moments précieux de la fraîche matinée ; sa conduite me poussait à bout et je la menaçai de tirer sur elle, si elle ne se retirait pas. Enfin j’en fus débarrassé.

Quant à Mme Baker, elle continuait d’être insensible, et nous avancions comme une marche funèbre accompagnant un cadavre à sa dernière demeure. La nuit se passa sans qu’elle fît le moindre mouvement. Je me reprochais d’être la cause de sa mort, et je ne pouvais rien faire que de prier Dieu pour elle, en lui humectant les lèvres et en lui mettant des compresses d’eau fraîche sur la tête. Tout à coup, elle murmura « Dieu merci ! » Elle sortait de son atonie, mais avec le délire ; car elle était atteinte d’une fièvre cérébrale. Et pourtant, il fallait marcher, malgré la pluie qui tombait à torrents. Nous ne pouvions trouver de vivres qu’en changeant de place. Durant sept jours, malgré ma faiblesse, je marchai donc, et durant sept nuits, je veillai ma femme. Enfin, je tombai à côté d’elle, de fatigue et d’épuisement, et cette nuit-là mes hommes qui avaient mis des manches neufs à leurs pioches, cherchèrent un endroit pour y creuser une fosse. À ma grande terreur, quand j’ouvris les yeux, le soleil était levé ; sans doute ma femme était morte. J’osais à peine tourner mes regards vers elle. Mais, quelle joie ! sa respiration était naturelle. Elle se réveilla, elle me reconnut, elle était calme ; Dieu l’avait sauvée !

Heureusement, la volaille pullulait dans le village où nous nous trouvions, et la paille de la hutte, où nous avions dormi, était pleine d’œufs frais. Nous y demeurâmes deux jours.


VI


L’Albert N’yanza. — Navigation sur ses eaux.

Enfin, du village de Parkani, nous aperçûmes à l’horizon, fort loin, vers l’ouest, s’élever les sommets des montagnes qui bornent le rivage opposé du lac tant désiré. J’avoue que, cette nuit-là, j’eus de la peine à dormir. Étions-nous donc si près du but que nous cherchions depuis plusieurs années, à travers tant d’obstacles, d’ennuis et de souffrances ?… Avant le lever du soleil, j’éperonnai mon bœuf ; c’était le 14 mars. Du haut d’une colline, je vis tout à coup une immense nappe d’eau se déployer devant moi : au dessous de moi, elle s’étendait sans limite au sud et au sud-ouest, étincelant comme une mer de vif-argent, sous les rayons du soleil de midi. Vers l’ouest, à une distance de soixante milles à peu près, des montagnes bleuâtres paraissaient sortir des eaux et s’élever à sept mille pieds de hauteur. Quel triomphe ! L’Angleterre avait achevé de découvrir les sources du Nil, objet de la recherche des siècles. Je remerciai, au fond de mon cœur, Dieu qui m’avait soutenu jusqu’au bout. Trop de pensées sérieuses m’oppressaient, pour que je pusse pousser de vains cris de joie.

J’étais à 1 500 pieds d’élévation au-dessus du niveau du lac et, du haut de ce massif de granit escarpé, je contemplais ces eaux bienfaisantes, ce vaste réservoir qui nourrissait l’Égypte et donnait la fertilité à une terre, où naturellement tout serait stérile. J’avais sous mes pieds ce lac, qui depuis l’aube de l’histoire assurait à tant de millions d’êtres humains des bienfaits de tout genre, — un des plus grands objets de la nature, la seconde source du Nil !… Je résolus de lui donner un nom qui concordât avec celui dont Speke avait honoré le lac qu’il avait découvert ; un nom illustre, rappelant d’une façon impérissable l’homme dont notre reine et l’Angleterre déplorent encore la perte. Le premier lac avait reçu le nom de Victoria ; je voulus nommer celui-ci Albert.

L’escarpement du sentier qui devait nous y conduire était tel, que je me décidai à renvoyer immédiatement nos bœufs à Mégoungo, où j’avais d’ailleurs formé le projet de nous rendre par eau.

Nous descendîmes donc à pieds. Mme Baker, encore très-faible, chancelait à chaque pas et, de temps en temps, elle se courbait reposant sa tête sur mon épaule. Quant à moi, la fièvre m’avait fort affaibli. Nous n’allions donc que lentement, et nous mîmes deux heures à descendre du sommet à la plaine. Cette plaine avait environ un mille, du pied de la colline au rivage. Quand je fus arrivé là, sans penser aux crocodiles, je me précipitai dans l’eau et j’en bus à longs traits.

Nous étions parvenus à un village de pêcheurs, appelé Vacovia ; nous nous y installâmes : tout y sentait le poisson, tout y faisait penser à la pêche, non pas à la pêche en miniature, qu’on pratique avec une ligne en crin et une mouche artificielle. Des lignes, épaisses comme le petit doigt, étaient étendues à terre pour sécher ; les hameçons de fer, de cinq et six pouces de grosseur, qui les armaient, donnaient une idée formidable des monstres qu’ils devaient retenir ; en dehors des huttes, étaient appuyés des harpons destinés à la prise des hippopotames ; à l’intérieur, étaient rangés en bon ordre, une foule d’ustensiles à pêcher, solidement installés. Les lignes et les cordes des harpons étaient admirablement faites avec des fibres de bananier.

Nos gens, qui ne croyaient plus à l’existence de ce lac que nous cherchions depuis si longtemps, me regardaient avec stupéfaction et s’imaginaient que je les avais, à leur insu, menés à la mer, mais à une mer non salée. Avec deux chevreaux que me donna le chef de Vacovia, et un bœuf que j’avais acheté au chef de Parkani, j’offris à ma caravane un banquet somptueux pour fêter notre découverte.

Si l’eau du lac est douce, le sol de Vacovia est tellement saturé de sel, que la culture y est impossible. Fort probablement, le sel y est produit par la décomposition des plantes aquatiques ; et, de fait, ce district à tout l’air d’avoir été jadis recouvert par l’eau. Aujourd’hui le sel,