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que je refusai en maintenant le caractère pacifique de mon exploration ; mais Ibrahim y fit moins de difficultés et conclut avec lui l’alliance du sang. Chacun des deux alliés se découvrit le bras, y fit une piqûre et lécha le sang de l’autre. À partir de ce moment, il y avait entre les deux contractants ligue offensive et défensive envers et contre tous, et la bande d’Ibrahim se sépara de ma caravane.

Quant à moi, je restais toujours malade sans pouvoir me soigner, parce que j’avais épuisé pour les autres toute ma provision de quinine. Chaque jour, le roi de l’Ounyoro, ou celui que je supposais tel, devenait plus exigeant. Mes cadeaux ne paraissaient produire d’autre effet sur lui que d’aviver sa cupidité. Aux reproches que je lui en fis, il répondit que je ne lui avais présenté que dix cadeaux, tandis qu’il en avait reçu vingt de Speke. Il alla jusqu’à me demander ma carabine ordinaire, ma boussole et ma montre : ce que je lui refusai.

Enfin, à bout de prétextes, il me dit du ton le plus calme : « Eh bien, comme je vous l’ai promis, je vais vous faire conduire au lac et de là à Shoua, seulement vous allez me céder votre femme. »

En ce moment, nous étions entourés d’un grand nombre de naturels, et tous les soupçons de trahison que j’avais nourris jusque-là, me parurent confirmés par cette insolente proposition. Animé de la pensée que, si cette heure devait être la fin de mon expédition, elle devait être aussi le terme de l’existence de Kamrasi, j’armai tranquillement mon revolver, et l’ajustant à deux pieds de la tête du roi, je dis à celui-ci, avec un mépris non déguisé, que si je pressais la détente, les efforts réunis de tous ses gens ne le sauveraient pas, et qu’il pouvait se regarder comme mort s’il s’avisait de répéter les inconvenantes paroles qu’il venait de proférer. J’ajoutai que dans mon pays, une telle insolence ne s’expiait que par le sang ; que je voulais bien ne voir en lui qu’une brute sans conscience du bien et du mal, et que cette ignorance serait à la fois son excuse et son salut.

Ma femme, de son côté, bondissant de son siége, et exaltée par l’indignation, adressa à Sa Majesté un furieux petit discours en arabe, dont le monarque ne comprit sans doute pas un mot, mais dont le ton, l’accent et l’attitude de l’orateur, lui révélèrent parfaitement le sens. Bien plus, pour qu’il ne pût en ignorer le moindre trait, la femme de Bachîta, qui ressentait, toute sauvage africaine qu’elle était, l’outrage fait à sa maîtresse, se hâta de traduire au roi, en bon dialecte ounyoro, la véhémente allocution de la jeune Anglaise.

L’esprit d’indépendance et d’audace de la femme blanche, fut peut-être ce qui impressionna le plus le malencontreux potentat dans ce petit coup de théâtre ; évidemment, il se repentit de sa proposition, et avec l’air du plus profond étonnement, il nous dit : « Pourquoi vous fâchez-vous ? je n’ai pas voulu vous offenser ; je croyais vous faire une politesse, comme j’ai l’habitude d’en faire à tous mes hôtes. Du moment que cette offre vous déplaît, n’en parlons plus ; qu’il n’en soit plus question entre nous. »

Je reçus les excuses du monarque très-froidement, et me contentai d’insister pour notre départ immédiat. C’était le 23 février. Il y avait déjà quelques jours que Ibrahim était parti pour retourner à Shoua, emportant vingt dents d’éléphants, que Kamrasi lui avait données et laissant un petit nombre de ses gens à M’rouli. Il m’avait cédé Bachîta, dont j’avais besoin pour me servir d’interprète.

Comme nous nous avancions vers un village, en remontant le Kafour, nous en vîmes sortir plusieurs centaines d’hommes armés qui s’avançaient en vociférant. J’aurais craint une attaque, si je n’avais aperçu parmi eux des femmes et des enfants ; cependant j’eus de la peine à faire partager ma tranquillité à mes gens, qui étaient toujours prêts à faire feu. En fait, ce n’était qu’une espèce de fantasia. Les nègres, se précipitant sur nous comme une nuée de sauterelles, dansaient et hurlaient autour du bœuf que je montais. Ils feignaient de nous attaquer, puis de se battre entre eux, et se comportaient comme des fous ; même, se jetant sur un des leurs, ils le déchirèrent à coups de lance. Leur équipement était grotesque. Vêtus avec des peaux de léopards ou de singes blancs, ils portaient des queues attachées au bas de leurs reins, des cornes d’antilopes fixées sur leurs têtes, et des barbes postiches fabriquées avec les extrémités de plusieurs queues cousues ensemble. Ils avaient vraiment l’air de démons. C’était l’escorte que nous envoyait Kamrasi, pour nous accompagner jusqu’au lac ; mais elle devait se trouver heureuse que nous n’eussions pas répondu par des coups de fusil aux honneurs qu’elle nous rendait si ridiculement (voy. p. 25).

En effet, quoiqu’elle fît partie de la garde royale, sur un coup de fusil que tira Saat, elle se débanda et se dispersa dans une terreur panique. D’ailleurs, elle pillait tout sur son passage.

Afin d’éviter un immense marais, notre marche s’était peu à peu éloignée du Kafour ; mais il fallait le traverser, et nous atteignîmes le point où nous devions passer, au sortir d’une magnifique forêt de mimosas en fleurs. Ce marais n’avait pas, en cet endroit, un mille de largeur, cependant il était si profond, que par endroits nous enfoncions dans la vase jusqu’au cou, et dans d’autres nous devions nous mettre à la nage. Enfin, il fut franchi.

Le jour suivant, nous atteignîmes le Kafour : on le traversait sur une espèce de pont naturel, formé par les couches entassées des plantes aquatiques qui encombrent ce cours d’eau ; il avait bien deux pieds d’épaisseur. Je dis à ma femme de me suivre hardiment. La rivière, en cet endroit, avait quatre-vingts mètres de large. À peine en avais-je parcouru le quart que, me retournant, j’éprouvai l’horreur indescriptible de voir ma femme arrêtée, s’enfonçant peu à peu, au milieu des roseaux et tombant tout à coup comme foudroyée. Je la retirai de sa couche humide avec l’aide de plusieurs de mes gens ; mais elle restait insensible et avait tout l’air d’un cadavre. Elle avait été frappée d’une insolation. Je la transportai dans un village voisin, où elle parut près de rendre le dernier soupir.

Cependant l’escorte continuait de danser et de hurler