Page:Le Tour du monde - 15.djvu/23

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

près le retour d’un messager envoyé à M’rouli, la capitale, située à trois journées de marche, attendu que, l’année précédente, des hommes se disant les amis de Speke avaient abusé d’une réception amicale pour attirer comme alliés les gens de Rionga et pour piller ensemble l’Ounyoro, où ils avaient tué trois cents hommes au roi. Alors je déployai un magnifique tapis de Perse, de superbes colliers, en déclarant que je les avais apportés pour Kamrasi, mais que j’étais décidé à les porter à un autre chef puisqu’on s’opposait à mon passage. « Ne partez pas ! ne partez pas ! » s’écria le chef de l’ambassade. Il m’expliqua le dilemme qui pesait sur ses compagnons et sur lui. S’il me laissait partir, ou s’il me laissait entrer dans le pays sans permission expresse, Kamrasi les ferait tous décapiter et détruirait le village d’Atada. Certes leur situation me trouvait fort sensible ; mais, ce qui me touchait encore plus, c’est que nous étions sans provisions et que, depuis la veille, nous n’avions rien eu à manger. J’essayai donc de fixer une heure, avant laquelle toute ma bande devrait être transportée de l’autre côté de l’eau. Peine inutile. Le temps se passa sans qu’on se fût mis d’accord. Alors je proposai d’aller sur la rive gauche seulement avec ma femme et mes domestiques, que ma dignité ne me permettait pas de laisser derrière moi. Cette demande ne fut accordée qu’en partie. Cependant j’obtins d’emmener trois hommes avec nous ; Ibrahim, Richarn et Saat furent donc embarqués avec ma femme et moi, en qualité de domestiques. Le reste devait se tenir prêt à passer le fleuve à la nage, au premier bruit de trahison, en poussant devant eux leurs armes, posées sur des paquets de roseaux papyrifères. De plus, parmi les paquets de cadeaux, je mêlai un certain nombre de carabines empaquetées et cinq cents cartouches à balle. C’est dans cet équipage que je réussis enfin à fouler, à ma grande joie, le sol de l’Ounyoro.

Le lendemain j’eus encore la permission d’appeler à moi trois hommes armés de plus, sous prétexte de leur faire conduire au marché trois bœufs qu’on dépeça, pour que nous puissions échanger leur viande, contre les denrées nécessaires à notre nourriture.

Tandis que, sur la rive droite du Somerset, la population est entièrement nue, sur la rive gauche, elle est vêtue. Les hommes portent ici des robes d’étoffe faite d’écorces. Elles sont arrangées de diverses façons ; mais en général elles rappellent la toge soit des Arabes soit des Romains. Les femmes et les filles sont décemment couvertes de jupons courts à double jupe. Beaucoup d’entre elles ont les seins nus ; mais d’autres portent un morceau d’étoffe jeté comme un plaid sur les épaules et sur la poitrine. Cette étoffe est faite avec l’écorce d’un espèce de figuier. On la détache de l’arbre par grands morceaux ; quand ceux-ci ont été assez longtemps dans l’eau, on les en retire, on les frappe à coups de maillet et on en forme ainsi une étoffe qui est douce au toucher comme un tissu de coton, supérieure de qualité, ayant la couleur du cuir tanné, et ressemblant beaucoup à la cotonnade cotelée que nous nommons corduroy.

On prépare aussi la peau de chèvre de façon à la rendre aussi douce que la peau de chamois.

Outre les étoffes et les vêtements, les habitants de l’Ounyoro travaillent habilement le fer et la poterie. Les forgerons ne s’y servent plus de pierres au lieu de marteaux comme dans le Latouka, mais ils ont de vrais marteaux en fer. Leurs soufflets sont, il est vrai, aussi primitifs que ceux que nous avons décrits précédemment ; cependant les ouvriers ont l’adresse de transformer les grossiers fils de cuivre et d’archal, qui leur viennent de Zanzihar, en des fils fort minces. Ils font même d’assez bonnes aiguilles.

Leur poterie surtout prouve la supériorité de leur industrie, et, à mon avis, la qualité de la poterie est le plus sûr indice des progrès qu’a faits une population pour passer de la barbarie à la civilisation. Dans le reste de l’Afrique, la calebasse est ordinairement la matière des ustensiles dont se servent les sauvages. Les gourdes à écorce fort dure donnent, à ceux qui les ont sciées en deux parties, des tasses ; mais les calebasses diffèrent de figure et de dimension, donnent des vases de toutes les capacités, depuis la petite fiole jusqu’à la dame-jeanne contenant cinq gallons. Ces ustensiles naturels suffisent au besoin des tribus les plus sauvages ; dans l’Ounyoro, elles ne servent que de modèles : on les y copie. Avec une terre à potier, noire comme le jais, et d’une belle qualité, ces sauvages fabriquent d’excellentes pipes, des tasses fort jolies, ainsi que des vases et des jarres de toutes les grandeurs, dont chacune rappelle une espèce de gourde, comme le chapiteau corinthien fait penser à une corbeille de fleurs.

Les huttes, construites en paille et en roseaux, ont vingt pieds de diamètre et une grande élévation ; à l’intérieur, elles ont l’air de paniers renversés, et de ruches à l’extérieur. Celle où avait été logée Mme Baker avait une porte de sept pieds de haut, mais n’en était pas moins fort sombre en dedans. Il en résulta qu’un jour, s’étant mise sur le pas de sa porte, pour y voir clair en se coiffant, la vue de sa longue chevelure blonde fit une sensation telle qu’en un clin d’œil la foule s’entassa en un cercle pressé, autour d’elle ; ce qui l’obligea de rentrer au plus vite dans son gîte obscur.

Peu à peu je parvins à n’insinuer dans la confiance des naturels en leur prouvant que je connaissais bien réellement Speke et Grant par les détails que je leur donnai sur mes deux amis, et notamment, dès les premiers jours, en leur mentionnant la blessure de Grant, qui a perdu un doigt à Lucknow, lors de l’insurrection des Cipayes. Néanmoins j’attendais toujours l’arrivée du messager de Kamrasi, tandis que notre caravane restait sur la rive droite.

Enfin, le 29 janvier, arrivèrent les envoyés du roi, parmi lesquels se trouvaient trois des déserteurs de Speke. Je les reçus debout. Lorsqu’ils n’eurent examiné quelque temps, ils déclarèrent que j’étais bien le frère de Speke.

Je croyais donc toute hésitation terminée ; mais il s’en fallait bien ; et l’on m’imposait encore un délai de quatre