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ne manqueraient pas d’y venir prendre une terrible revanche. Cependant mon influence s’établissait de plus en plus. J’avais guéri, par mes médicaments, les naturels de l’Obbo et les gens d’Ibrahim. Jamais, quand je pouvais leur donner ce que leurs besoins réclamaient, je ne le leur avais refusé. Trois des hommes qui m’avaient abandonné à Gondokoro pour se réunir à la bande de Mohamet-Ouat-el-Mek, étaient morts depuis dans une expédition. Cette nouvelle rapprochée du sort qui avait frappé ceux qui à Latome m’avaient quitté pour se joindre à Mohamet-Her, ne laissait aucun doute aux Arabes sur la puissance occulte que j’exerçais. Les nègres étaient assurés que je pouvais produire de la pluie comme Katchiba lui-même. Ma femme s’était fait aimer par les soins qu’elle donnait aux femmes et aux enfants. Bref, dans les querelles et les différends, c’était toujours à notre arbitrage qu’on s’en remettait. Je me décidai donc à entreprendre mon voyage vers l’Ounyoro, en compagnie d’Ibrahim, mais à condition que j’aurais le commandement des porteurs qu’il me fournirait et des cent hommes dont il serait accompagné, enfin que les querelles et le pillage seraient formellement évités.

Nous partîmes de l’Obbo le 5 janvier 1864, bien que ma femme fût très-malade et que je me sentisse presque mourant. Nous passâmes l’Attabi et, trois jours après, l’Asoua. Ce torrent, terrible quelques mois auparavant, n’avait plus que six pouces de profondeur. Sur un banc de sable qui se trouvait au milieu même du lit de la rivière, nous aperçûmes un troupeau d’élégantes antilopes Mehedehet. Je m’en approchai avec précaution et je tuai le plus gros mâle de la bande ; il pesait bien cinq cents livres. Cette provision de viande fraîche causa la joie la plus vive à mes gens. Il avait environ treize mains de hauteur, et le pelage brun et rude comme le cerf Samber des grandes Indes.

Les conditions pacifiques qu’avait acceptées Ibrahim ne concernaient que l’Ounyoro. En conséquence, les Arabes, dès leur passage dans le Faredjoko, avaient pillé les greniers ; après avoir franchi l’Asoua, ils firent une razzia qui leur coûta la vie de leur porte-drapeau, mais leur valut trois cents têtes de bétail et beaucoup d’esclaves.

Arrivés à Shoua, nous aperçûmes, à près de vingt-cinq milles dans le nord-ouest, le camp de Debono. Ce pays est admirable, très-fertile, et ses habitants ont l’air fort doux ; mais les ravages qu’exerçaient les gens de Debono leur avaient fait quitter la plaine. On y récoltait beaucoup de sésame.

J’appris alors que le lieutenant de Debono, Mohamet-Ouat-el-Mek, en compagnie de ceux qui m’avaient quitté à Gondokoro, et de Rionga, le frère et l’ennemi mortel du roi de l’Ounyoro, avait récemment surpris et pillé les gens de Kamrasi. Ce dernier était donc fondé à soupçonner que ces Turcs, qui venaient de ravager son pays, avaient ainsi agi sous les ordres ou d’après les indications de Speke. Du reste, on n’aimait pas le roi de l’Ounyoro dans le Shoua. Deux jours après notre établissement, tous les porteurs qui m’avaient suivi depuis Obbo désertaient en masse, plutôt que de me suivre chez lui.

Heureusement Ibrahim avait jusqu’alors pu réussir à se procurer de l’ivoire. Il en avait besoin. Je lui en promis cent cantars, ou dix mille livres pesant, s’il consentait à m’accompagner jusque chez Kamrasi. Le marché lui convint et nous partîmes de Shoua le 18 janvier. J’avais confié en secret à l’honnête Turc que le pays de Kamrasi pourrait bien un jour m’appartenir ; que par conséquent il ne devait y tolérer de la part de sa bande ni pillage ni exaction ; que tout devait être soumis à mes ordres, et qu’à ce prix les cent cantars d’ivoire promis, et plus encore, lui seraient assurés. Après cinq jours de marche, tantôt à travers des contrées pittoresques, semblables à des parcs de plaisance, tantôt au milieu de savanes marécageuses ou d’herbes, où le feu seul nous ouvrait un sentier, — quelquefois aussi à l’ombre de forêts presque vierges, — nous atteignîmes, le 23 janvier, les rives du Somerset ou Nil-Blanc issu du lac Victoria. J’y rencontrais le frère de Rionga, qui, nous prenant pour les gens de Mohamet-Ouat-el-Mek, se réjouissait de notre venue, sur laquelle il comptait pour attaquer Kamrasi.

Le Somerset avait ici cent cinquante mètres de largeur et se précipitait vers l’ouest par une série de chutes plus ou moins considérables. Les naturels, réunis sur la rive opposée, nous suivaient en paraissant nous défier. Enfin, nous arrivâmes à la cataracte de Karouma ; et au-dessus du gué, sur l’autre voie, nous pûmes apercevoir le village d’Atada.


V


Des rives du Nil (branche Somerset), à celles du lac Albert.

De la rive gauche du Somerset, dont les sujets de Kamrasi couvraient tous les points élevés, se détacha bientôt un canot contenant des parlementaires, car le bruit de la cataracte empêchait nos voix de se faire entendre à travers le fleuve. Je chargeai Bachîta de leur expliquer, que le frère de Speke était venu de son pays rendre visite à Kamrasi et lui apporter des cadeaux précieux. « Pourquoi, demanda-t-on, a-t-il amené tant de gens avec lui ? — Parce que, répondit Bachîta, le nombre de ses présents est tel qu’il l’oblige à se faire suivre d’une grande quantité de porteurs. — Voyons ces présents, » dit le chef. Pour la circonstance, j’avais revêtu un vêtement pareil à celui de Speke, et, montant sur une roche à pic presque perpendiculaire, je saluai la foule rangée sur le rivage opposé ; et agitant mon chapeau pendant ce temps, Bachîta proclamait que ma femme m’avait accompagné pour remercier avec moi Kamrasi, au nom de Speke et de Grant, qui étaient revenus chez eux sains et saufs. Puis m’avançant avec Mme Baker au-devant des parlementaires, je leur présentai des cadeaux en leur demandant à être conduit immédiatement devant Kamrasi. Mais ils m’apprirent que ma présentation ne pouvait avoir lieu qu’a-