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sais de consacrer sans réserve à l’objet que j’avais en vue. D’ailleurs, si j’avais été seul sur une route infréquentée, le danger de mourir ne m’aurait pas effrayé. Mais à ma destinée était liée une compagne, source tout à la fois de ma plus grande consolation et de ma plus grande sollicitude. Or, elle prétendait partager les périls que j’allais affronter. Presque au début de l’existence, pour elle l’âge mûr était une question d’avenir. Je l’eusse laissée avec bonheur environnée des douceurs du foyer domestique, car je frissonnais d’horreur en pensant à l’abandon où elle pourrait se trouver seule et sans protection au milieu des déserts. En vain, je la suppliai de demeurer au Caire ; avec la constance et le dévouement de son sexe, elle était résolue à partager toutes mes épreuves. Comme Ruth, elle répondait à mes objections : « En quelque lieu que vous alliez, j’irai avec vous. La terre où vous mourrez me verra mourir et je serai ensevelie où vous le serez. »

Ce fut donc avec elle que je partis du Caire, le 15 avril 1861, pour remonter le Nil. Nous atteignîmes Korosko le 11 mai, et, le 11 juin 1862, après une année toute entière passée sur les frontières septentrionales de l’Abyssinie, exploration qui sera l’objet d’une relation spéciale, nous arrivâmes à Khartoum, résidence du gouverneur général du Soudan égyptien et des consuls de France, d’Autriche et d’Amérique. C’est un séjour immonde. Sa garnison ne vit que de maraude. Tous les employés du gouvernement sont malhonnêtes et voleurs. Le gouverneur ordinairement ruine le pays par ses taxes oppressives et ses malversations. Le Soudan n’exporte que de la gomme, du séné, des cuirs et environ pour cent mille francs d’ivoire par an. Si cette possession est intéressante pour l’Égypte, ce n’est que parce qu’elle fournit des esclaves aux pays mahométans.

À Khartoum, l’argent valant de 36 à 80 pour cent, il y a peu de place pour un commerce légitime ; aussi n’en fait-on guère d’autre ici que celui des esclaves, et, en général, c’est dans cette catégorie d’affaires qu’il faut ranger ce qu’on appelle le commerce du Nil Blanc. Voici comment cela s’organise. Un aventurier sans ressources trouve pour ce négoce à emprunter à cent pour cent. Il lève une bande de coupe-jarrets et part vers le mois de décembre. Au delà de Gondokoro, il s’allie à un chef nègre quelconque, cerne un village qui lui est hostile, y met le feu, tue les hommes et emmène les femmes et les enfants, avec le bétail, l’ivoire et le reste du butin. Pour sa peine, le chef nègre obtient d’abord trente ou quarante têtes de bétail ; un tiers des vaches et des bœufs revient aux gens de l’expédition et le reste au négociant, qui rentre graduellement en possession du tout, en troquant contre des esclaves ce qu’ont obtenu ses gens, puis en profitant d’une dispute pour tuer le chef son allié dont le peuple est à son tour pillé et réduit en esclavage. Le bétail est troqué ensuite contre des esclaves et de l’ivoire. Alors le négociant, laissant jusqu’à son retour une partie de sa bande continuer les mêmes procédés, prend le chemin de Khartoum. À quelques lieues en avant il se défait de ses esclaves, qu’on expédie vers tous les pays de l’islamisme. Rentré en ville avec son ivoire et son argent, le négociant liquide son emprunt et devient capitaliste à son tour. Tel est le commerce du Nil Blanc.

Il s’ensuit que tout Européen qui veut remonter ce fleuve est regardé comme un espion, cherchant à violer le secret du territoire à esclaves, et que tout le monde, autorités, négociants, agents, se trouve intéressé à entraver son expédition.

Cependant, grâce à mon argent comptant, je réussis en quelques semaines à fréter deux bateaux à voile et une barque pontée, et à engager onze domestiques, quarante mariniers et quarante-cinq hommes armés, qui s’obligeaient à ne pas piller et à m’obéir absolument. Chacun reçut d’avance cinq mois de gage, fut largement festoyé et revêtu d’un uniforme brun. J’avais en outre quatre chevaux, quatre chameaux et vingt et un ânes, pour lesquels, avec l’aide d’un Bavarois, nommé Johann Schmidt, bon chasseur, homme aussi habile qu’honnête, j’avais fait faire des selles et des bâts, confectionnés avec le plus grand soin.

Nous partîmes de Khartoum le 18 décembre 1862, passant en quelques minutes du Nil Bleu dans le Nil Blanc, dont nous devions longtemps remonter le cours.

Dès les premiers jours de cette lente navigation, nous rencontrâmes des forêts marécageuses de sount (Acacia Arabica), repaire de la fièvre et des moustiques ; bientôt le courant se trouva séparé des rives par des masses de plantes flottantes, d’arbres appelés danemon mirabilis ou ambatch, et de roseaux, couvrant des deux côtés un espace de cinq cents mètres du fleuve, dont la largeur totale atteignait environ quinze cents mètres.

Le 30 décembre, Johann Schmidt se mourait en parlant de la fiancée qu’il avait laissée dans le village où il était né. Nous l’enterrâmes sous une croix gigantesque que je taillai avec un tamarinier. Pauvre ami ! C’était un triste début pour notre voyage.

Avec l’année nouvelle, nous sortions du Kordofan et nous entrions dans la région ou l’homme cesse de s’habiller. À l’est s’étend le Denka ; à l’ouest, le pays des Shillouks. C’est ici que s’est établi un des grands négociants du Nil Blanc, Mohammed-Her ; il avait alors l’impudence d’espérer s’acquérir l’impunité et une souveraineté de fait en offrant de payer un tribut à l’Égypte.

Les Shillouks paraissent fort nombreux ; ils ont des embarcations moitié canots et radeaux, d’immenses troupeaux et tous les caractères de cette vie sauvage que les nègres mènent depuis le Kordofan jusqu’à l’Obbo.

Les tribus qui peuplent cette contrée ont pour armes des lances, des arcs, des flèches empoisonnées, des bracelets armés de piquants pour déchirer leurs adversaires en les étreignant, des boucliers, des massues à tête de fer et des haches ; pour instruments, des couteaux, des houes ou molottes en forme d’as de pique, des tambours ou nogaras, et des harpes à huit cordes ou rababas ; pour ustensiles, des pipes, des tasses et des jarres en poterie plus ou moins habilement fabriquée.

Jusqu’au confluent du Sobat, les villages sont nom-