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Ordinairement, ils portent pour costume la peau d’une chèvre ou d’une antilope, jetée comme un manteau sur leurs épaules. Leurs traits, surtout le nez, sont bien formés. Leur coiffure, qui ne ressemble ni à celle des Latoukas ni à celle de Choggo, est fort propre. Les cheveux, tressés et retenus avec du fil, composent ici une queue plate assez semblable à celle du castor ; une très-mince lanière de cuir brut borde cette queue pour lui conserver sa forme. Leur coiffure, comme celle des Latoukiens, demande plusieurs années pour atteindre son point de perfection.

Le pays est très-fertile, et produit en abondance des ignames, qui ont le goût de la pomme de terre ; des fruits excellents, entre autres des espèces de prunes, du raisin et des pistaches ; le tabac y réussit bien ; mais la région est humide et fiévreuse. C’est ici que, pour la première fois, je me mis à fumer dans des pipes de fabrique indigène, plus petites et plus élégantes qu’ailleurs : j’espérais combattre ainsi l’influence malsaine du climat. Outre ces pipes, les naturels font, en poterie mal cuite et fragile, beaucoup de jarres d’une forme vraiment belle, quoiqu’elle ne soit travaillée qu’à la main, parce qu’ils ignorent la roue à potier et son usage. Les autres ustensiles, comme chez toutes les tribus du Nil-Blanc en général, sont en bois ou en calebasses desséchées. Leurs maisons sont construites comme celles des Baris.

Si les hommes de l’Obbo se couvrent les épaules et la poitrine d’une peau de bête, en revanche leurs femmes sont moins vêtues qu’ailleurs. Rejetant le petit tablier de devant et la queue de derrière dont s’ornent les femmes chez les Nouers, les Baris et les Latoukiens, elles se contentent d’attacher, à une ceinture au bas du torse, une petite frange de rognure de cuir, qui peut avoir quatre pouces de long sur deux de large. Les jeunes filles ne portent rien, excepté, quand leurs moyens le leur permettent, trois ou quatre rangs de petites perles blanches qui forment un tablier de trois pouces de long. Quant aux vieilles, elles vont, comme Ève, vêtues d’une ficelle soutenant un bouquet de feuilles vertes. Quelques jeunes filles prudes portent ce bouquet faute de mieux, car la mode ne l’a pas adopté. Ce costume a pourtant l’avantage d’être toujours frais et propre. Ces femmes sont toutes modestes de contenance ; plusieurs sont fort jolies, et leur nez est délicat de formes. En somme, elles ne ressemblent guère aux Latoukiennes.

Le chef de la tribu, du nom de Katchiba, est un brave homme, âgé d’environ soixante ans. Il est un peu sorcier, un peu bouffon, assez bon musicien et doux de caractère. Ses femmes sont nombreuses et distribuées dans les divers villages, de façon à ce que le chef soit partout chez lui. De même que les femmes des anciens patriarches, elles regardent comme un déshonneur de ne pas être mères. Aussi Katchiba a-t-il cent seize enfants, tous bien portants. À la tête de chaque village, il a mis un de ses fils. L’aîné d’entre eux, brave garçon, bien découplé, fut préposé à la garde de Mme Baker durant une excursion que je fis vers le sud, en compagnie de trois de mes hommes, pour aller reconnaître les rivières que je devais rencontrer sur mon passage.

Dans cette exploration, où je vis des éléphants par centaines, je passai à gué l’Akabi, qui n’assèche jamais ; et je vis Parédjoke, village situé, comme les autres, sur un point culminant. Ce plateau, qu’habitent les tribus Choggo et Madi, est plus élevé que celui de l’Obbo ; il a trois mille neuf cent soixante-six pieds anglais d’altitude.

Le chef, qui me reçut d’une façon amicale, me confirma ce que m’avait dit Katchiba, que je ne pourrais pas en cette saison traverser l’Asoua ; je revins en une journée à Obbo.

Durant mon absence, ma femme, installée dans une belle hutte, dont la porte était haute de quatre pieds, avait été fort bien traitée. Katchiba s’était mis aux petits soins pour elle, et, jour et nuit, un de ses fils avait monté la garde à la porte de la demeure.

Ordinairement, Katchiba, qui éprouvait de la difficulté à marcher, voyageait porté sur le dos d’un de ses vigoureux sujets, et suivi de deux hommes de rechange, qui servaient alternativement de guides et de montures. Une de ses femmes l’accompagnait, avec une jarre de bière, dont il buvait assez copieusement pour que, s’il faut en croire la chronique, il fût souvent nécessaire que deux hommes, au lieu d’un, prissent le soin de le porter. Un jour, sous prétexte d’en imposer à ses sujets et d’obtenir plus aisément de leur libéralité des poulets à l’usage de ma femme, il emprunta un de mes chevaux ; mais l’animal peu accoutumé aux allures d’un tel cavalier le jeta assez rudement par terre, d’où Katchiba conclut qu’il serait plus sûr pour sa santé de se contenter de monter sur un âne, qu’escorteraient deux de mes hommes.

Du reste, il faisait, on peut le dire à la lettre, la pluie et le beau temps dans sa tribu, pouvoir que les indigènes reconnaissent généralement à leur chef, depuis le Latouka jusqu’au lac N’gami. Suivant la saison, Katchiba demande à ses sujets les denrées dont il a besoin. Dans la sécheresse, il leur dit : 1 Point de chèvres, point de pluie ; » dans la saison pluvieuse : « Si vous ne me donnez pas de blé, vous n’aurez pas de beau temps. » Une fois, pendant mon second séjour à Obbo, ses sujets se soulevèrent parce que l’eau ne tombait pas. Katchiba vint me trouver : « Ils n’auront pas d’eau, dit-il d’abord, que quand ils auront fait mes provisions ; » puis, changeant de ton, il ajouta : « Et vous, ne savez-vous pas faire tomber la pluie ? » Évidemment la crainte de ses sujets irrités le portait à me demander une consultation. Comme j’avais remarqué que, depuis plusieurs jours, des nuages montaient à l’horizon dans l’après-midi, je lui répondis que, suivant moi, d’ici à quelques jours il n’y aurait pas de pluie prolongée, mais bien quelques averses. « C’est justement mon avis ! répondit-il enchanté. Si mes sujets m’amènent des chèvres ce soir et du blé demain, ils auront une averse dans quatre ou cinq jours ; » puis il me fit siffler deux fois entre mes doigts, ce que je fis avec un bruit de locomotive ; et il partit, ne doutant pas du succès de sa démarche et de mon intervention.