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des munitions, j’eus infiniment de peine à empêcher la ville de Tarrangollé et le voisinage de se soulever contre nous, et de nous envelopper dans le châtiment dont les Latoukiens voulaient punir l’insolence des gens d’Ibrahim. Aussi, pour n’être plus compromis par la société de ces derniers, je dus prendre le parti d’établir mon camp hors de la ville.

Ce fut bientôt fait ; et comme les naturels ne voulaient me vendre ni chèvre ni bœuf, quoique chaque matin visse sortir de la ville dix mille têtes de bétail se rendant. au pâturage, je dus, pour varier la nourriture de lait, de blé et de volaille que je pouvais acheter assez abondamment, compter sur ma chasse. Heureusement, le gibier à plumes ne manquait pas sur les bords de la rivière qui passe à un mille de Tarrangollé. Elle est large de quatre-vingts mètres, mais a, dans les grandes eaux, à peine trois pieds de profondeur. J’y tuais souvent, avant déjeuner, une douzaine de canards et autant de grues ; souvent aussi des drakes et des oies, dont la tête était écarlate et les ailes armées d’éperon.

Un jour, les nogaras ou tambours battent, les trompettes sonnent ; je me mêle en curieux à la foule, et bientôt je me trouve au milieu de la cérémonie d’une danse funèbre. Les célébrants ont un costume original. Une douzaine de grandes plumes d’autruche orne leurs casques ; des peaux de léopards et de singes noirs et blancs sont suspendues à leurs épaules ; de grandes clochettes en fer, attachées à une ceinture de cuir, sont au bas de leurs reins, que les danseurs remuent avec les contorsions les plus ridicules ; une corne d’antilope, nouée à leur cou, leur sert, quand leur agitation est au comble, à pousser des sons qui tiennent des cris de l’âne et du hibou. Tout le monde hurle à la fois, et sept vogaras, d’inégale grandeur, font la basse dans ce concert infernal.


Bokké, femme de Moy, chef de Latouka. — Dessin de A. de Neuville.

Les hommes, en grand nombre, exécutent une espèce de galop où ils brandissent leurs lances et leurs massues, en suivant, sur cinq à six de profondeur, les mouvements d’un chef qui danse à reculons. Les femmes, en dehors du galop, s’agitent avec lenteur, en poussant des cris plaintifs et discordants. Plus loin, une longue file d’enfants et de jeunes filles, la tête et le cou enduits d’ocre rouge et de graisse, portant des colliers et des ceintures de verroteries, battent la mesure avec leurs pieds, et font résonner les anneaux de fer de leurs jambes en accord avec la batterie des nogaras. Enfin, une femme courait sans cesse à travers les danseurs, saupoudrant leurs tôles avec de la cendre de charbon de bois, qu’elle transportait dans une gourde.

Cette cérémonie devait se continuer plusieurs semaines, en l’honneur d’un assez grand nombre de malheureux qui récemment étaient morts sur le champ de bataille. Et cependant, quand je questionnai longuement Commoro à ce sujet, il ne put n’expliquer, ni pourquoi on honore ceux qui sont tués à la guerre, ni pourquoi on déterre les os de ceux qui ont péri chez eux. Il ne croyait pas l’homme plus intelligent que le bœuf, ne se faisait aucune idée de la vie future, n’avait pas foi aux esprits, et pensait que les hommes ne sont bons que lorsqu’ils n’ont pas assez de force pour être méchants.

Dans les excursions que je fis autour de Tarrangolló, je pus constater que presque partout, à la surface de la