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en me regardant en face, me déclara que pas un Arabe ne bougerait. Sur un second refus plus insolent encore, je l’envoyai d’un coup de poing, qui lui démonta la mâchoire, rouler à terre, étendu sans connaissance ; puis, prenant mes hommes à la gorge, je les menai l’un après l’autre aux chameaux, qu’ils se mirent enfin à charger, excepté trois d’entre eux, auxquels je permis de rester près de Bellaal pour le soigner.

Plus loin, grâce à la vitesse de mon cheval, je rattrapai un porteur latoukien qui s’évadait, et je le rendis aux Turcs d’Ibrahim, à condition qu’il aurait la vie sauve ; de cette façon, tandis que les Turcs se félicitaient d’avoir pour allié un homme dont le cheval ne permettait plus aux porteurs de s’enfuir, les Latoukiens me savaient gré d’avoir arraché un des leurs à la mort.

Au campement, nous reconnûmes que cinq de nos hommes avaient déserté avec leurs armes pour se joindre à Bellaal et à Mohammed-Her. Aussitôt je m’écriai solennellement devant les Arabes, qui croient aux sortiléges : « Les vautours se repaîtront de leur cadavres ! » présage qui ne tarda guère à être accompli.

Tarrangollé, où nous arrivions à la résidence d’Ibrahim, est la ville principale du Latouka et compte trois mille maisons, toutes fortifiées et divisées en rues faciles à défendre, excepté la grande rue, à cause de sa largeur. Ces maisons ressemblent à celles des Baris, excepté qu’elles manquent du toit avancé qui permet de se reposer au dehors et à l’abri du soleil. La ville est entourée de très-fortes palissades sous lesquelles ont été ménagées des portes voûtées qu’on ferme tous les soirs.

Le premier chef en est Moy ; le second, son frère Commoro, guerrier renommé, et le troisième Adda.

Les habitants sont les plus beaux sauvages que j’ai rencontrés. Ils sont grands, et diffèrent beaucoup des riverains du Nil Blanc par leur politesse et les agréments de leur physionomie. Ils sont fort braves et passent pour supérieurs à toutes les tribus qui combattent à pied ; mais ils ne pouvaient pas repousser en plaine les attaques de la cavalerie des Akkaras, qui habitent dans l’Est, et font parfois des invasions chez eux. Les hommes n’ont d’autre parure que leur coiffure en forme de casque. Chaque tribu, dans cette région, se distingue des autres par sa coiffure. Celle de Tarrangollé est faite avec la chevelure laineuse entrelacée peu à peu de ficelle. C’est un travail qui exige une persévérance de plusieurs années. À mesure que les cheveux traversent le premier réseau, ils sont arrangés comme les premiers ; en sorte qu’au bout d’un assez long temps, le sommet de la tête est surmonté d’une substance compacte qui a l’air d’un casque de feutre ayant environ un pouce et demi d’épaisseur. On y forme un rebord solide de la même épaisseur, en cousant les cheveux avec du fil. Le devant en est protégé de deux plaques de cuivre dont la plus haute a près d’un pied ; puis ce casque est orné de verroteries, dont les plus recherchées sont en porcelaine rouge ou bleue. Le tout est entouré d’un cercle de cauris et surmonté de plumes d’autruche.

Les Latoukiens n’ont ni arcs ni flèches ; leurs armes sont des lances, des massues à tête de fer, des sabres, et ce bracelet de fer garni de lames de couteau, dont nous avions vu l’équivalent chez les Nouers. Pour arme défensive, ils ont un bouclier en peau de girafe, fort dure bien que très-légère ; ce bouclier a quatre pieds six pouces anglais de long sur deux pieds de large.

Les femmes, généralement fort laides, sont d’immenses créatures, très-robustes, pourvues de membres gigantesques, et atteignant cinq pieds sept pouces anglais. Elles portent aussi de longues queues par derrière, s’enduisent le torse de graisse et d’ocre rouge, ont par devant un petit tablier en cuir, et recherchent beaucoup les grains de porcelaine rouge ou bleue.

Le grand chef, Moy, qui me fut présenté par Ibrahim, m’amena sa femme favorite Bekké, la plus jolie femme sauvage que j’aie pu voir, malgré ses cheveux coupés ras et enduits d’ocre rouge, et malgré son tatouage. Elle trouva, ainsi que sa fille, fort risible que je n’eusse qu’une femme, et elle conseilla très-cordialement à Mme Baker de se faire raser la tête et arracher les quatre dents de devant, afin de se faire traverser la lèvre inférieure, comme toutes les lionnes du Latacka, par un tube de verre ayant la forme et la longueur d’un crayon. C’est un usage d’ailleurs commun à toutes les femmes des tribus sur le bord du Nil Blanc.

Tandis que chez nous une famille de filles charmantes est ruineuse en raison même du nombre dont elle se compose, ici les filles sont une valeur. Les frais de leur toilette sont nuls, et chaque femme jeune et vigoureuse est payée dix vaches à son père. Cependant les Latoukiens tiennent plus à leurs vaches qu’à leurs femmes. Ils viennent tout récemment d’en donner une preuve éclatante.

La troupe de Mohamed-Her avait attaqué un village prudemment respecté par celle d’Ibrahim. Elle avait, sans grande résistance, enlevé, pour les réduire en esclavage, les femmes et les enfants ; mais, quand les Latoukiens la virent emmener aussi leurs vaches, ils étaient devenus furieux. Les gens de Mohamed, bravement attaqués, cernés dans un défilé, poussés vers un gouffre, précipités de cinq cents pieds de haut par les assaillants, avaient tous été tués, avec deux cents auxiliaires qui s’étaient joints à leur entreprise. Presque seuls, Mohamed-Her et Bellaal, échappés au massacre des leurs, étaient rentrés au camp.

« Où sont ceux qui m’ont abandonné ? demandai-je solennellement. — Tous morts, me répondit-on. — Ils auraient mieux fait, répliquai-je, de rester avec moi que de devenir la pâture des vautours. » Et j’ajoutai avec emphase : « Il y a un Dieu. » Cette terrible catastrophe, si voisine de la malédiction que j’avais prononcée, fit croire à tous que j’y étais pour quelque chose, et l’on me redouta.

Malheureusement, enorgueillis de leur victoire, les Latoukiens devinrent menaçants pour tous les blancs. En l’absence d’Ibrahim, qui alla querir à Gondokoro