Page:Le Tour du monde - 15.djvu/12

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

La caravane d”Ibrahim, qu’au prix de tant d’efforts nous avions voulu dépasser et éviter, se trouvait en avant de la nôtre.

Les insolents, au nombre de cent quarante hommes armés, plus trois cents porteurs latoukiens, défilent un à un devant nous sans daigner nous dire le salaam ordinaire. Ibrahim venait le dernier sur son âne, regardant droit devant lui. Le moment était critique. Mme Baker me conjura de ne pas laisser échapper l’occasion d’avoir avec cet homme une explication complète. J’y consentis. J’appelai Ibrahim ; lui demandai de se décider franchement pour ou contre moi ; lui représentant que je ne lui faisais pas concurrence, que je lui enverrais tout l’ivoire dont je possession en route, et que, pour l’amour de Gourchid son maître, je le récompenserais bien. Mme Barker plaida la même cause, et Ibrahim, déjà ébranlé, se laissa persuader par la promesse d’un fusil à deux coups et d’une certaine somme en pièces d’or. Cependant il partit, en nous recommandant de ne pas nous joindre à sa troupe, qui nous était hostile.

Quand nous fûmes descendus dans la vallée et assis à l’ombre d’un arbre, comme Ibrahim nous l’avait recommandé, nous vîmes arriver Leggé, le chef de ce canton, qui venait nous demander son droit d’entrée. De toutes les physionomies repoussantes que j’ai jamais vues, la sienne était la plus affreuse. Sa figure exprimait la férocité, l’avarice et la sensualité. Comme j’achevais de faire son portrait, j’eus la satisfaction d’apercevoir ma caravane descendre en bon ordre le revers de la montagne. L’étonnement de mes gens fut déjà grand lorsqu’ils nous trouvèrent si voisins de ceux d’Ibrahim ; mais il augmente encore en me voyant remettre à Ibrahim l’or et le fusil promis. Ils en conclurent qu’entre nous une alliance, dont ils ne se rendaient pas compte, avait été convenue.



Chef des Kytchs avec sa fille. — Dessin de A. de Neuville.

Quant à Leggé, après avoir reçu de beaux cadeaux et avalé d’un trait une pinte du plus fort esprit-de-vin, il m’en demandait une seconde, lorsque heureusement éclata un épouvantable orage qui le força à se mettre à l’abri. Revenu dès que la tempête fut passée, il refusa de me rien vendre, mais ne rougit pas de prendre sa triple part d’une marmite de riz accommodé au miel pour ma caravane.

Le 30 mars, nous partîmes d’Ellyria, suivant les gens d’Ibrahim, dont il avait pris la direction. Nous le rejoignîmes au galop et le trouvâmes près de son étendard de tête, portant sur le devant de sa selle une fort jolie petite fille d’un an et demi, qu’il avait eue d’une jeune Bari ; celle-ci le suivait montée sur un bœuf. Il me répéta, ce que je savais depuis Gondokoro, que mes gens avaient fait le complot de m’abandonner dès qu’ils auraient atteint, dans le Latouka, la résidence de Tchenouda ; il m’assura de la neutralité de ses gens en cette circonstance, et je me promis de réprimer sans ménagement toute insurrection qui éclaterait.

En effet quand nous fûmes arrivés à Latonie, où résidait la bande de Mohammed-Her, lieutenant de Tchenouda, une altercation s’étant élevée entre les deux caravanes turques, je vis tous mes gens prendre fait et cause contre Ibrahim, puis refuser d’obéir à mes ordres de charger les chameaux. Le chef de l’émeute, Bellaal,