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fusil à deux coups, dont il avait appris à se servir. Il n’avait pas de défaut. Foncièrement bon, il était doué d’une grande énergie morale. C’est lui qui révéla tout le complot à ma femme.

Un matin, je trouve Mme Baker fort pâle, en rentrant d’une tournée que je venais de faire. Elle appelle mon lieutenant et lui ordonne de dire à nos gens de descendre, parce que le départ est immédiat. Elle venait d’apprendre que leur dessein était, la nuit suivante, de déserter avec leurs armes, et de tirer sur moi si je m’opposais à leur abandon. Le lieutenant voulut nier le complot ; mais il fut confondu par les dépositions précises de Saat et de Richarn. À force d’énergie et de présence d’esprit, je réussis à désarmer quinze de mes hommes, qui, étant des Arabes djalyns, se réunirent à la bande de Mohamed, composée de leurs compatriotes. Les autres étaient, comme mon lieutenant, des Dongolouas. Ils s’étaient dispersés. Le lieutenant eut l’ordre de les désarmer sous peine de mort.

Cependant, Mohamed-Ouel-el-Mek se mettait en route vers le sud, en me faisant dire qu’il tirerait sur moi plutôt que de laisser un espion anglais pénétrer dans le pays des négociants.

Courchid-Aga me promit alors de me donner dix chasseurs d’éléphants, et de m’amener de Khartoum trente soldats nègres, à condition que je lui remettrais tout l’ivoire que je me pourrais procurer dans l’espace d’une année ; mais, le lendemain, il venait avec son associé m’apprendre que notre convention ne pouvait pas être réalisée, parce que tous ses hommes refusaient d’entrer à mon service.


Portrait du chef Leggé. — Dessin de A. de Neuville.

Dans cet embarras, j’essayai d’enrôler des Baris ; mais un de leurs chefs que je mandai, tout en m’assurant qu’il était heureux de faire la commission d’un blanc honnête homme, me garantit que ma bonne réputation ne me serait d’aucune utilité, à cause de l’exaspération où étaient les Baris à l’égard des blancs, et que je n’étais pas assez fort pour me frayer un chemin à travers un pays hostile.

Je me résolus donc à rappeler mon lieutenant. Je l’intimidai en le menaçant de la justice du consul d’Angleterre, et lui dis que, s’il réussissait à ramener à leur devoir plusieurs Dongolouas, tout le passé serait pardonné.

Ils finirent par consentir à m’accompagner, pourvu que je me dirigeasse à l’est et non vers le sud. Je savais par Richarn et par Saat qu’ils avaient l’intention de m’assassiner, des que nous serions arrivés à la résidence d’un négociant nommé Tchenouda, dont les gens étaient aussi des Dongolouas ; mais, convaincu que le point principal était de m’éloigner avant tout de Gondokoro, je consentis à leur condition, en feignant de croire à leur bonne foi.

Sur ces entrefaites, la bande Tehenouda partit, dans la direction de l’est, sous les ordres du lieutenant Mohammed-Yer.

Une autre bande, dont le chef était Ibrahim, lieutenant de ce Courchid-Aga qui ne m’avait donné que des sujets de me louer de lui, allait, à deux jours d’intervalle, suivre la même route en compagnie de Latoukiens, dont le principal personnage, troisième chef de la ville de Tarroudle, s’appelait Adda, et avait reçu de moi, ainsi que ses compatriotes, beaucoup de cadeaux qui les avaient bien disposés à mon égard.

Les deux caravanes d’Ibrahim et de Mohammed-Yer étaient hostiles l’une à l’autre ; mais les gens de Courchid ne voulaient pas plus que je me joignisse à eux que n’y avaient consenti ceux de Tchnouda.

Si bien que, le 26 mars 1863, à sept heures du soir, je quittais Gondokoro sans guide et sans interprète, par suite des intrigues ourdies contre moi par les négociants du Nil Blanc.

Après trois nuits et deux jours de marche, presque sans repos, tant nous avions hâte d’atteindre avant la caravane d’Ibrahim le passage des montagnes, nous arrivâmes au défilé d’Ellyria. Les rochers, les arbres et les buissons l’obstruaient au point que nous y aurions été tous massacrés indubitablement, en cas d’hostilités.

Ma femme et moi, guidés par un Latoukien qui en route s’était joint à nous, nous partîmes en avant et gravîmes le col jusqu’au faîte. Ici 1’aspectde la vallée d’Ellyria offrait un admirable coup d’œil. La montagne d’Ellyria est le commencement d’une chaîne qui se profile indéfiniment vers le sud ; mais la vallée s’étend de l’ouest à l’est, entre deux ramifications de granit gris, qui ont environ mille mètres de hauteur, tandis qu’à l’est, à la distance d’une cinquantaine de milles les montagnes bleuâtres du Latouka bornaient l’horizon ; au fond de la vallée, qui paraissait avoir un mille en largeur, courait un ruisseau près duquel s’élevaient des arbres magnifiques ; plus loin, des forêts, et sur les flancs, couronnant les débris accumulés d’énormes rochers, on voyait partout d’épaisses palissades de bambous qui formaient l’enceinte de villes et de villages. Toute la vallée avait l’air d’être semée d’une série de fortifications habitées par une nombreuse population.

Je devais renoncer à m’y ouvrir un passage par la force, et je me résolus à me risquer seul dans la vallée pour y reconnaître les dispositions des habitants. Pourtant je voulais d’abord voir venir une caravane. L’anxiété commençait à nous gagner, quand, au loin, j’entendis des voix dont le bruit s’approchait ; je regarde vers le ravin et à moins de cinquante mètres de nous je vois sortir du sombre feuillage le drapeau rouge des Turcs.