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proche de la caravane de Debono, qui amenait Speke et Grant.

Les voici ! Hourrah pour la vieille Angleterre ! Ils arrivent du lac Victoria d’où sort le Nil. Le mystère des siècles est donc découvert. J’étais heureux de les voir ; mais j’aurais voulu les rencontrer plus loin.

Je les aperçus comme ils se dirigeaient vers mes bateaux. À la distance d’environ cent mètres, je reconnus mon vieil ami Speke. Le cœur bondissant de joie, j’ôtai mon bonnet et criai de toutes mes forces : « Hourrah ! » en courant vers lui. J’avais une barbe et des moustaches de dix années, et, comme Speke ne s’attendait à rien moins qu’à me rencontrer au cœur de l’Afrique, il ne me reconnut pas d’abord. Quant à son compagnon, Grant, nous nous sentions amis avant d’avoir été présentés l’un à l’autre. Ces deux voyageurs entraient à Gondokoro comme deux navires battus par les hasards d’une longue et périlleuse traversée, mais encore en excellente condition. Speke était excessivement maigre et paraissait le plus fatigué ; mais il venait de faire à pied tout le voyage depuis Zanzibar, et sa santé restait robuste. Grant portait glorieusement ses haillons, ses restes de pantalons troués aux genoux ; il marchait soutenu par une ardeur fébrile. Ces deux amis portaient dans leurs yeux cette flamme qui témoignait de l’énergie dont ils avaient fait preuve.

Ma première impression fut que leur rencontre terminait mon expédition en la rendant inutile ; mais eux-mêmes, en me remettant fort généreusement une carte de leur voyage, me montrèrent qu’ils n’avaient pas pu achever l’exploration du Nil proprement dit, et qu’il en restait encore à faire une étude fort importante.

Ayant quitté le Nil au 2° 17’ de latitude septentrionale, ils ne l’avaient revu qu’au 3° 32’. On leur avait dit que, dans cet intervalle, tournant à l’ouest, le fleuve allait se perdre dans un lac, le Louta N’zigé, d’où il ressortait pour se diriger vers le nord. Comme on affirmait que ce lac s’étendait du sud au nord, dans la direction du Nil, il devait, s’il en était ainsi, jouer dans le bassin de ce fleuve un rôle important. Speke le considérait donc comme une seconde source du Nil, et, regrettant bien amèrement de ne l’avoir pas pu visiter, il m’engageait d’autant plus chaleureusement à combler cette lacune dans ses découvertes.

Je me résolus donc à continuer mon voyage, et je reçus de Speke des instructions dont voici les points principaux. — Après m’avoir conseillé de prendre deux interprètes parlant les idiomes des Baris ou des Madis et le kinyoro, parce que tous les dialectes de cette région appartiennent à ces deux familles de langues, il m’indiquait la route la plus directe à suivre pour me rendre chez Kamrasi, M’Kamma ou roi de l’Ounyoro, un des pays dont les bords sont arrosés par le Louta N’zigé ou lac des Sauterelles mortes ; il m’engageait à éviter d’aller voir d’abord Rionga, le frère de Kamrasi, mais son ennemi mortel, parce qu’autrement, je me fermerais l’entrée de l’Ounyoro ; à essayer de visiter l’Outoumbi, et à prendre des informations sur la Rouanda et les montagnes M’Foumbiro, pour savoir s’il y a du cuivre dans la première contrée, et si les habitants en reçoivent des simbis ou couris, et d’autres articles de marchandises venus de la côte occidentale.

Une carte dressée par Grant et ces instructions si généreusement données complétaient tous les renseignements dont j’avais besoin pour mon voyage.

Speke et Grant partirent pour l’Égypte le 26 février. Notre émotion ne nous permit que de leur dire : « La bénédiction de Dieu soit avec vous ! » Ils avaient remporté leur victoire ; ma tâche était à peine commencée. Je suivis de l’œil leur bateau jusqu’à ce qu’il eût tourné l’angle de la rivière, en leur souhaitant, du fond du cœur, toute la gloire que méritaient leurs exploits, et en me disant qu’un jour, après avoir achevé l’œuvre que nous avions débattue si chaleureusement ensemble, nous pourrions en reparler dans notre vieille Angleterre. Cette espérance, au moins pour Speke, ne devait pas se réaliser !


III


De Gondokoro à Latouka.

Je me retrouvais donc seul au milieu de mes mécréants, où des difficultés de tous genres allaient me retenir encore durant un grand mois.

J’avais fait avec les porteurs d’ivoire qui avaient accompagné, à Gondokoro, Speke et Grant, l’arrangement suivant : cinquante d’entre eux devaient transporter à Faloro ma cargaison qui se montait à cinquante-quatre cantars, chacun de 100 livres anglaises. Leur chef, Mohamed-Ouat-el-Mek, s’engageait à m’escorter si je voulais l’aider à se procurer de l’ivoire et lui faire un beau présent. C’était le lieutenant de Debono. J’étais donc tranquille et plein de confiance. Néanmoins un complot se tramait pour ruiner mon expédition, afin que le secret du négoce du Nil Blanc ne fût pas découvert. Mohamed avait résolu de partir avant le jour ; mes gens se soulèveraient et iraient le rejoindre pour faire avec lui la chasse aux esclaves.

Deux nègres, Richarn et Saat, ont été les seuls soutiens, vraiment fidèles, de mon expédition, et c’est à eux que j’en dois le succès.

Le premier, élevé à Khartoum par les missionnaires autrichiens, avait pourtant oublié la doctrine chrétienne ; mais il n’avait d’autre défaut que l’ivrognerie, et je l’avais nommé caporal. L’autre n’était qu’un gamin de douze ans. Né dans le Fertit, enlevé à six ans par les Arabes, vendu au Caire, il s’était sauvé chez les missionnaires autrichiens, qui avaient aussi entrepris son éducation ; mais ses camarades étaient de tels vauriens, qu’un jour les missionnaires avaient mis à la porte tous leurs élèves, et Saat avec eux. Il était venu demander à ma femme et à moi la grâce de nous servir. Après m’être rendu à la mission, où j’avais eu sur lui les meilleurs renseignements, je l’avais engagé. Depuis lors, il se regardait comme appartenant à Mme Baker, qu’il aimait comme une mère. Je lui avais donné un