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qui dans le passé ne voient qu’un champ de fouilles à hochets pour la vanité humaine. Nous nous bornerons à constater que la table de Peutinger, ce livre de poste de l’empire romain, ne mentionne pas Aurillac ; l’itinéraire suivi par l’expédition que Louis le Débonnaire dirigea contre la Haute-Auvergne en 839 n’en parle pas davantage, et le nom de cette ville n’entre en réalité dans l’histoire que quelques années plus tard, avec celui d’un Gérard ou Géraud, comte des marches du Limousin, qui vint fixer sa demeure dans le château fort dont les restes devaient s’appeler longtemps après tour de Saint-Étienne.

C’était au lendemain de la terrible journée de Fontenailles, où s’étaient abîmées dans des torrents de sang toute la force guerrière et toute l’énergie morale du peuple franc ; et le souvenir maudit de cette inexpiable boucherie pesait sur les hommes de guerre qui y avaient pris part, ou sur les fils des victimes, d’un poids que plusieurs générations devaient être impuissantes à secouer. Repliés sur eux-mêmes au fond de leurs manoirs, en proie à la défiance et jaloux surtout d’augmenter autour d’eux une solitude qu’ils confondaient avec l’indépendance, ils restaient sourds, si même, en haine des princes pour lesquels ils s’étaient entre-égorgés, ils ne souriaient aux craquements sinistres du corps social, aux rumeurs des invasions des barbares accourant de tous les points de l’horizon à la curée de l’empire démantelé de Charlemagne.

Les meilleurs d’entre eux profitaient de leur isolement et du relâchement des liens de la souveraineté royale pour réparer dans leurs domaines allodiaux les maux de la guerre ou en prévenir le retour. Tel fut, à ce qu’il paraît, le rôle du premier comte Géraud, possesseur du territoire d’Aurillac, et telle aussi la mission qui valut plus tard à son fils la canonisation.

Les chroniqueurs disent que celui-ci, soumis dès son bas âge aux rudes exercices guerriers qui initiaient à la vie les fils de tout leude, franc ou gallo-romain, eut la chance heureuse de recevoir de quelques clercs habiles les notions rudimentaires de science et de lettres qui formaient le faisceau des connaissances de l’époque. Si mainte fois, sans doute, le sommeil de son berceau fut bercé de complaintes populaires sur la fatale journée où avaient péri le père et l’oncle de son père, souvent aussi sa mémoire d’adolescent dut être exercée à retenir des chants latins comme celui-ci :

« Que la rosée et la pluie ne rafraîchissent jamais les prairies qui ont bu le sang des forts, expérimentés aux batailles… Que le Nord et le Midi, l’Orient et l’Occident pleurent ceux qui sont tombés à Fontenailles ; que ce jour soit maudit, retranché du cercle de l’année et rayé de toute mémoire ; que le soleil lui refuse sa lumière, et l’aurore ses pâles clartés. Nuit amère, nuit cruelle qui vit gisants sur la plaine les forts et les vaillants que pleurent aujourd’hui tant de pères et de mères, tant de frères et de sœurs, d’enfants et d’amis[1]. »

Des événements et des impressions analogues ont, hélas ! appris à mes contemporains combien vite et douloureusement mûrit le cerveau humain sous une telle influence. Au dix-neuvième siècle, cette influence a produit nombre de citoyens austères, de patriotes ardents, à côté de penseurs lymphatiques, de sceptiques myopes et surtout d’esprits dévoyés ; au neuvième, elle faisait des outlaws ou des saints : Hastings le pirate ou le comte Géraud.

Orphelin à vingt-quatre ans, il reçut, triste et sans orgueil, l’héritage princier que lui laissaient ses parents. Tout d’abord ne voulant se reconnaître l’homme-lige de personne, il renonça au comté de Limousin et vint habiter la vallée d’Aurillac, bornant son ambition à la possession de ses vastes domaines allodiaux, qui formaient à l’ouest du Cantal un triangle de trente à trente-cinq lieues de développement, dont le sommet s’appuyait au Puy-Griou. Sauf deux fois où il fut obligé de prendre les armes, d’abord pour repousser Adhémar, comte de Poitiers, qui était venu l’attaquer sans motifs, puis pour rétablir dans ses droits un de ses voisins, mineur injustement dépouillé par d’iniques collatéraux, il se tint obstinément à l’écart de la politique grossière de son temps, et le flot de violence et de barbarie qui montait autour de lui ne put altérer son amour de la paix et de la justice. « Plein de mansuétude et de charité, dit une vieille chronique, et tout entier aux devoirs affectés à son rang, le bon comte se rendait au plaid toujours à jeun, selon les prescriptions d’un capitulaire de Charlemagne. Il ne se faisait point attendre et donnait l’exemple de l’exactitude. Les pauvres et ceux qui avaient souffert quelque injure trouvaient toujours un libre accès auprès de lui. Sa réputation de bonté et d’intégrité était telle, que non-seulement du voisinage, mais même de provinces éloignées on venait soumettre les différends à son arbitrage. La misère était auprès de lui la meilleure des recommandations, et jamais il ne se montrait irrité et sévère qu’à l’égard des hommes de guerre et d’alleu, qui faisaient servir leurs forces et leurs richesses à l’oppression des pauvres et des faibles. Sa miséricorde était telle, qu’on ne se rappelle pas qu’il ait fait exécuter une sentence entraînant la mort ou la mutilation du coupable. On raconte que ses hommes d’armes ayant amené à son tribunal un prisonnier accusé d’avoir mal et méchamment assailli et éborgné un prêtre, Géraud, prétextant que la journée était trop avancée, renvoya l’affaire au lendemain et l’accusé à la géhenne ; mais dans la nuit il alla lui-même mettre en liberté celui-ci, et quand le lendemain les gardiens effarés vinrent lui dire que le prisonnier avait disparu, il se contenta de répondre, après un moment de mécontentement simulé : « Au reste, il a bien fait de s’évader, car le prêtre qu’il a blessé a déjà dû lui pardonner. »

Avec les années, la piété du comte tourna à l’ascétisme. Son âme, inquiète et malade du découragement du siècle, chercha une solitude où elle pût vivre en paix dans les austérités de la pénitence et le calme de la prière. En 898, il entreprit donc de fonder une abbaye à

  1. « Versus de bellâ quæ fuit Fontanetâ, — Anghelberto auctore. »