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— Oui, madame, le tigre du commandant ne mange que des pigeons.

— Ah ! mon Dieu ! le commandant a un tigre, et mes enfants !…

— Ne craignez rien madame, le monstre a déjeuné.

— Lieutenant, mes matelas ne seront pas mouillés ?

— Non, s’il ne pleut pas.

— Où donc a-t-on mis mes pantoufles jaunes ?

— Pourvu que mon perroquet ne soit pas trop près des chaudières. »

Le lieutenant ne répond plus, il jure. Mais cette rudesse et cette mauvaise humeur ne sont que dans la forme, c’est un nuage sur un beau ciel. Sous cette écorce rugueuse dont l’infortuné lieutenant croit devoir se couvrir comme d’un bouclier, il y a de la bonhomie et de la complaisance.

Quelquefois un bœuf mal attaché fait invasion sur l’arrière dans une course désordonnée, et vient compliquer la situation. Devant l’animal cornu, tout fuit, sans s’armer d’un courage inutile, et chacun cherche un abri jusqu’à ce que les matelots, ravis de l’incident, aient rattrapé le fugitif. Si le pauvre ruminant se blesse dans sa tentative d’évasion, l’allégresse est complète. Alors on espère que le conseil d’administration du bord décidera que l’animal, ne pouvant supporter les fatigues de la traversée, doit être sacrifié sur l’heure. C’est un supplément de viande fraîche, une dîme prélevée avec toute légalité sur le chargement.

Enfin le commandant arrive avec ses instructions et ses dépêches. Le sac des lettres, la correspondance des pénitenciers, les fonds destinés au payement des employés, tout est embarqué. On hisse les derniers canots, les coups de sifflet-vapeur annoncent le départ par leur bruit strident, l’ancre est levée, le navire met en marche. Alors tout s’accore petit à petit contre le roulis qui commence à secouer l’Alecton. Chaque objet, chaque personne trouve sa place. Force est de rester sur le pont, colis et voyageurs, sous l’abri des tentes. Quand il ne pleut pas il n’y a que demi-mal. Chacun se couche comme il peut ; qui sur un fauteuil, qui sur un matelas, beaucoup même sur le pont. Le mal de mer arrive avec son cortége de nausées. C’est la lance d’or de l’héroïne de l’Arioste qui renverse les plus fiers champions. Le pont ressemble à un vrai champ de bataille où l’on entend des plaintes et des gémissements. Mais voici que l’ancre tombe sur rade de l’Île-Royale ; la chaîne déroule avec fracas ses anneaux de fer. Ce bruit a la vertu de la trompette qui sonnera la fanfare du réveil dans la vallée de Josaphat. Morts et mourants se relèvent. Les uns sont arrivés au terme de leur voyage, les autres vont à terre pour prendre des forces, afin de recommencer le soir.

Dès que le navire est rendu au mouillage, des chaloupes et des chalans, dont les transportés forment l’équipage, viennent prendre le personnel et le matériel à destination des îles.

Les épaules souvent. nues de ces condamnés, leurs bras et leur torse exhibent parfois d’étranges tatouages, signes indélébiles, qui, constatés avec soin dans leur signalement, viennent au secours de la justice pour établir certaines individualités douteuses. Hiéroglyphes indéchiffrables, peintures naïves, dessins honteux, sentences, imprécations, serments d’amour et de haine ; il y a de tout dans ce singulier musée.

La surcharge d’ornements semble être en raison directe de la criminalité. Ce sont les chevrons du bagne imprimés sur la peau. J’ai vu des épidermes qui disparaissaient sous les dessins, croisés comme certaines écritures économes qui ménagent le papier.

Ce n’est plus un homme, c’est un manuscrit illustré où l’on a utilisé le recto comme le verso de la page.

Frédéric Bouyer.

(La suite à la prochaine livraison.)