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tchélèm. Ils finissent même par s’enivrer à force de balancer leur tête et leur corps ; souvent la séance dure jusqu’au point du jour et lorsqu’elle est près de finir les musiciens prennent un air exténué ; le chanteur ne chante plus qu’avec les lèvres, n’articule plus que quelques sons, se borne à exprimer par des gestes ce qu’il ne peut plus chanter. L’enthousiasme n’a plus de bornes alors. Le maître de la maison fait son cadeau et les spectateurs y ajoutent quelque chose. Le barhchi, tout en voyant du coin de l’œil ce qui se passe, n’en continue pas moins son jeu et si ce qui lui est offert est au-dessous de ce qu’il espérait, il continue disant qu’il ne veut plus s’arrêter et qu’il chantera jusqu’au lever de soleil ; on sait ce que cela veut dire et on satisfait à son désir, car passé une certaine heure on dirait dans le voisinage : « Un tel fait venir des musiciens et il ne les paye pas. » Le musicien se rend alors aux vœux des spectateurs, qui le prient de s’arrêter par égard pour son extrême fatigue. Il laisse de côté son apparence d’ivresse et d’accablement, prend l’argent, et, remerciant tout le monde avec le plus grand sang-froid, se retire dans un coin pour s’y coucher ou s’en va chez lui.

Ce n’est guère que pour ces solennités musicales que les Turcomans délient si libéralement les cordons de leur bourse.

Presque tous les barhchis sont riches, car c’est le métier qui rapporte le plus. Malgré leur position fortunée, Car-orlan et Abdoul-Rahman, les plus fameux barhchis de l’époque où j’étais chez les Turcomans, n’en continuaient pas moins leur métier par amour pour l’art et la considération dont ils étaient partout entourés.

Les conteurs sont aussi très-estimés, mais moins que les barhchis ; ils récitent des poésies de Khiva ou de Boukhara, en s’accompagnant de la doutare, ou des récits d’exploits tels que les défaites de l’armée persane par les Turcomans.

Les Turcomans n’ont aucunement le goût de la danse ; ils ne cherchent même pas à s’en procurer le spectacle, malgré leur naturel curieux.

Après la musique et le chant, le plaisir le plus recherché des Turcomans est le jeu d’échecs. Leur échiquier est tout simplement une pièce de toile semblable à un mouchoir de poche sur laquelle les cases sont tracées : on la mouille lorsqu’on veut l’étendre ; les pièces sont grossièrement taillées au couteau. Même quand ils partent en maraude ils emportent leur jeu d’échecs.

Les médecins (Djerrech) sont rares, les Turcomans ayant beaucoup plus de confiance dans les tébibs ou mollahs qui traitent les maladies par des amulettes, des prières ou des versets du Khoran. Ces médecins, du reste fort ignorants, prescrivent seulement quelques remèdes qu’on se procure chez les juifs, ou se contentent de saigner les malades de la manière suivante : ils posent une corne sur la tête du malade, aspirent la peau, et avec la bouche font une ventouse ; puis ils pratiquent quelques incisions avec un mauvais rasoir et replacent la corne en faisant le vide à plusieurs reprises.

Pendant l’année 1861, un coup de sang se porta sur mes yeux : je souffris beaucoup. J’eus toutes les peines du monde à me faire saigner ; d’abord parce que les Turcomans ne le voulaient pas, dans la crainte qu’une trop grande perte de sang ne causât ma mort (la rançon était alors perdue pour eux) ; ensuite parce que les médecins n’avaient pas coutume de saigner au bras. Je fus obligé de les menacer de me donner un coup de couteau dans la saignée, ajoutant que dans la position où j’étais la vie était peu de chose pour moi, et que je préférais la mort à la perte de mes yeux. On finit par amener un djerrech qui se chargea de l’opération. Je lui indiquai l’endroit où je voulais être saigné ; il fit ses préparatifs et me lia le bras comme s’il avait voulu me le mettre dans un étau ; puis, ayant tiré de sa trousse une sorte de morceau de fer pointu de la forme d’une broche, il me l’enfonça dans le bras à trois reprises et en des endroits différents. Le sang sortit et je le laissai couler autant qu’il me fut possible ; les Turcomans qui m’entouraient disaient à chaque instant. « C’est assez, c’est trop, il est capable de se faire mourir exprès. »

Je n’arrêtai le sang qu’à la condition que le lendemain on me ferait une autre saignée au bras gauche, ce qui déplut considérablement à mon aga.

Pendant plus d’un mois je ne pus plier les bras complétement. Les Turcomans me conseillèrent alors d’employer un remède souverain, une espèce d’onguent composé de raisin sec, de sucre, d’alun et d’opium, le tout pilé et réduit en pâte. On en fit deux petits rouleaux qu’on me plaça sur le globe nu des yeux, entre les deux paupières, avec deux tampons de coton, le tout lié avec un mouchoir. Comme j’en avais été averti, ce remède me fit souffrir l’espace de dix minutes, après lesquelles il sortit de mes yeux une quantité d’eau incroyable ; je dois avouer que cette nuit il me fut possible de m’étendre et de dormir un peu.

J’usai deux fois de ce remède qui m’affaiblit les yeux pendant quelques jours, mais ensuite je me sentis beaucoup mieux.

Les scrofules sont assez communes chez les Turcomans ainsi que des infirmités du genre de ce qu’on appelle lèpre en Perse.

L’habitude de coucher par terre, même lorsque la tente est imprégnée d’eau, occasionne des rhumatismes dont tout le monde se ressent plus ou moins. Une des occupations ordinaires de la femme est de masser son mari. Le Turcoman, lorsque les douleurs le prennent, se couche sur le ventre ou sur le dos et se fait aussi marcher sur le corps par sa femme et ses enfants pendant à peu près une heure.

À l’occasion des fêtes célébrées par les particuliers, lors d’un mariage, d’une naissance ou de l’installation d’une tente neuve, etc., il y a, comme je l’ai dit, luttes, courses et exercices équestres.

Les luttes sont toujours présidées par un ancien de l’assemblée qui choisit les lutteurs en désignant des hommes de même force. Les lutteurs s’étreignent un bras par-dessus et l’autre en dessous, de manière que