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s’il était possible leur triste existence jusqu’à la moisson prochaine.

Deux pirogues, qui passèrent près de nous, avaient été pillées ; leurs propriétaires n’avaient pour se nourrir que les noix de palmier qu’ils recueillaient, et s’étaient fait chacun un tablier de feuillage, les bandits les ayant dépouillés de leurs vêtements et de leurs parures. Tous les jours nous rencontrions des cadavres flottant sur la rivière, et chaque matin il fallait enlever des roues du Pionnier ceux que les palettes avaient retenus pendant la nuit.

La population de la vallée, sur des vingtaines de milles, avait été balayée par Mariano, redevenu le grand pourvoyeur des traitants portugais.

Cet immense ravage brisait le cœur. Les rives autrefois si populeuses étaient désertes, les villages brûlés : un silence de mort avait succédé aux bruits joyeux des villages, où la foule industrieuse nous vendait les produits de son travail. Sur l’emplacement des huttes, on ne voyait plus que çà et là, sur la berge, quelque appentis qui avait abrité un pêcheur jusqu’au jour où les grandes eaux, en entraînant le poisson, avaient enlevé au malheureux sa dernière ressource et l’avaient laissé mourir.

Beaucoup de fugitifs, près de leur dernière défaillance,


Africaine broyant du grain (voy. p. 174). — Dessin de A. de Neuville.


étaient tombés au bord des sentiers, où gisaient leurs squelettes. Des spectres effrayants, dont la taille laissait cependant entrevoir la jeunesse, filles et garçons, les yeux éteints, rampaient à l’ombre de cases désertes ; quelques jours encore, et tués par cette faim terrible, ils succomberaient comme les autres.

Le Chiré baissa de deux pieds avant que nous eussions atteint un banc de sable qui nous avait arrêtés l’année précédente.

Un hippopotame fut tué à deux milles en amont de ce banc de sable, et reparut trois heures après. On l’attacha derrière le bateau ; les crocodiles arrivèrent en foule ; ou ne put les éloigner qu’en tirant sur eux. La balle n’avait pas pénétré jusqu’au cerveau de l’hippopotame ; elle y avait seulement enfoncé un fragment d’os qui avait causé la mort. Il ne sortait de la blessure qu’un peu de gaz et de sérosité ; rien autre chose ne pouvait annoncer aux crocodiles la présence d’une bête morte ; et cependant ceux qui étaient derrière nous accoururent d’une distance de plusieurs milles. L’odorat, chez ces monstres, n’est pas moins développé que le sens de l’ouïe ; et l’un et l’autre sont d’une finesse extraordinaire. Joumbo, notre pilote, affirme que le crocodile/ne mange jamais de viande fraîche, qu’il fait toujours attendre celle qu’il a prise, et que plus elle est faisandée, plus il en est satisfait. La chose est fort possible.