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spleen, et, décidés à observer encore tout ce qui pouvait autour de nous attirer la curiosité, nous résolûmes de faire une excursion dans les quartiers pauvres de Londres.

Les sombres réduits de White Chapel, de Waping et de Christ Church, sont plus inconnus, nous ne dirons pas seulement aux Français, mais encore aux Londoners eux-mêmes, que le harem de Constantinople. C’est dans ces tristes recoins que grouillent, entassés pêle-mêle, tous les déshérités du sort, tous les gens sans feu ni lieu, que le vice et la misère y ont conduits. Là se trouvent, mêlés à la foule des malheureux, ces voleurs, ces pick-pockets fameux, déjouant la police anglaise, la plus madrée de l’univers. Là croupit une jeunesse décolorée, filles et garçons sans parents, enfants du ruisseau, vieillis avant le temps par l’avilissement moral, l’abandon et la faim.

La situation de ces quartiers classiques de la misère, auxquels il faut ajouter celui de Saint-Georges East, les isole, pour ainsi dire, dans Londres même. Ils sont à l’extrême est de la grande métropole, limités d’un côté, au sud, par la Tamise, ou si l’on veut par la Tour de Londres, le port et les docks, et de l’autre côté, à l’ouest, par la Cité, ce centre turbulent des affaires.

Londres est la ville des contrastes. On a dit, avec beaucoup de raison, qu’il n’y a dans la capitale des trois royaumes que des riches et des pauvres. C’est à côté de la Cité, vers les points ou affluent tous les trésors du monde, au voisinage de la Douane, de la Banque, de la Monnaie, des Docks, que sont les quartiers les plus malheureux de l’immense ville.

À l’est et au nord, les limites de ces quartiers sont indécises ; elles finissent où finit la misère. Au nord même, la misère se prolonge, et l’on peut dire que Bethnal Green continue tristement White Chapel.

Nous avions donc là matière à une exploration complète, même à une sorte d’enquête s’il était nécessaire ; mais nous voulûmes d’abord sonder le terrain comme des soldats en campagne.

On nous disait qu’il n’était pas prudent de se lancer ainsi à l’improviste dans ces quartiers éloignés, si peu visités des honnêtes gens, de s’aventurer à la légère, fût-ce même en plein jour, dans des labyrinthes sans issue, connus des seuls habitués, et dont nous ne sortirions qu’entièrement dévalisés. Nous nous rendîmes à ces raisons, et nous jugeâmes convenable, avant de nous engager dans White Chapel, d’étudier un autre quartier qui fût comme la miniature de celui-là. Nous allâmes ainsi à la découverte un matin, seuls, confiants en notre bonne étoile, dans le quartier de Seven Dials, qui fait tache au milieu de Londres, comme un gros pâté d’encre sur une feuille de papier satiné. Si Seven Dials n’est pas en effet englobé au milieu des quartiers aristocratiques, il n’en est pas moins à dix pas de Regent street et de Piccadilly, deux des centres du monde élégant, de la fashion, comme on dit de l’autre côté du détroit.

Seven Dials est proprement le nom que l’on donne à une petite place de forme presque circulaire, et sur le pourtour de laquelle viennent aboutir sept rues convergentes (seven dials), ce qui lui a valu son nom. Entrez dans l’une quelconque de ces rues, et vous verrez que le portrait piquant qu’un des plus grands romanciers et des plus fins observateurs du Royaume-Uni, Charles Dickens, écrivant alors sous le pseudonyme de Boz, a tracé de Seven Dials dans ses Esquisses, est vraiment peint d’après nature.

Quelle boue sale dans ces rues immondes, quels monceaux d’ordure ! quelles misérables boutiques, où des tas de vieilleries ramassées on ne sait où, récoltées on ne sait comment, s’étalent pour une vente imaginaire : chiffons hideux et multicolores, ferrailles mangées par la rouille, os à moitié pourris, vêtements et chaussures d’une époque antédiluvienne. Une odeur nauséabonde se dégage de ces bouges ignobles ; puis viennent d’infectes tavernes d’où sortent comme des exhalaisons de gin et de brandy qui vous prennent à la gorge, et où, par une porte entre-bâillée, on entrevoit sur les murs et les bancs une couche épaisse de crasse noirâtre et luisante, laissée là par les habitués du lieu. Cette glu d’un nouveau genre s’est soudée au plâtre et au bois, et ne fait plus qu’un seul corps avec eux. À côté des tavernes sont des gargotes en plein vent où des fritures sans nom, des morceaux de viande dépareillés attendent la pratique de chaque jour ; puis, çà et là, des allées longues et étroites, sombres et comme pleines d’une sorte de mystère ; des escaliers s’ouvrant parfois jusque sur la rue, et dont les marches, que n’a jamais visitées le balai, sont à moitié usées, déjetées, souvent incomplètes, véritables traquenards pour qui ne connaît pas ces dangereux passages. Aux fenêtres pendent des loques de toute espèce, ou bien un peu de linge lavé se séchant à l’air sur une ficelle. La lessive produit sur ces haillons impurs le singulier effet de les faire paraître encore plus sordides, tant ils ont perdu de leurs primitives couleurs.

Où sont donc les habitants de ce quartier de gueux, de cette nouvelle Cour des Miracles ? Les habitants sont endormis. À part quelques marchands debout sur le devant de leurs boutiques, quelques rares passants qui nous dévisagent, voyant bien que nous ne sommes pas du quartier, l’endroit est désert, silencieux, et cela est d’autant plus étonnant que près de là est le marché de Covent Garden, l’un des plus animés de Londres. Quelques maisons semblent barricadées, quelques boutiques même restent fermées. Je témoigne tout haut ma surprise à D. B. qui prend un croquis, et tout à coup j’entends une voix qui me répond en bon français :

« Ah ! monsieur, c’est de dix heures du soir à trois heures du matin qu’il vous faut venir, et alors vous verrez que de monde ! Nos gens ici travaillent la nuit et dorment le jour. »

Je me retourne sur cette repartie et j’avise une vieille femme qui, m’ayant entendu et compris, n’avait trouvé rien de mieux que de se mêler familièrement à la conversation. Son accent, la facilité avec laquelle elle s’est exprimée, dénotent une Française. Comment est-elle