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mains, et, comme la pente est couverte de scories et de cendres friables, souvent il m’arrivait de glisser de plusieurs pieds. Il n’y avait pas de neige sur la montagne, sinon dans quelque fente profonde où nul rayon de soleil ne pouvait pénétrer ; aucune végétation, pas même le long et dur gazon que l’on trouve çà et là au pied du cône. Il me fallut, je crois, au moins quatre heures pour cette ascension, mais, comme je n’avais pas de montre, il est possible qu’en raison de la fatigue, le chemin m’ait paru plus long qu’il n’est réellement. Je saluai avec joie l’ouverture de la vaste cheminée près de laquelle j’avais eu tant de peine à parvenir. Il pouvait être une heure de l’après-midi, en sorte que j’avais monté environ pendant huit heures, mais je dois dire que j’avais marché d’un bon pas et sans m’arrêter.

« J’espérais avoir une vue magnifique au sommet du Tongariro, mais il était couvert de nuages, et je ne pus presque rien distinguer. Le cratère du Ngauruhoe est à peu près circulaire, et il a, d’après mon évaluation, dix-huit cents pieds de diamètre. Ses bords sont hérissés à l’extérieur d’amas de scories et de cendres friables ; à l’intérieur, je remarquai de grands rochers d’un jaune pâle, évidemment composés de soufre sublime. Le bord du volcan n’est pas d’égale hauteur dans toute sa circonférence, mais je crois qu’il aurait été possible d’en faire le tour. Il ne fallait pas penser à descendre dans le cratère ; je jetai les yeux sur un gouffre effrayant qui s’ouvrait béant devant moi ; les épais nuages de vapeur qui tourbillonnaient arrêtaient le regard, et je ne pouvais voir à plus de trente pieds de profondeur. Je fis tomber plusieurs grosses pierres, et je frémis en entendant comme le bruit d’un corps rebondissant de rocher en rocher. Je lançai d’autres pierres, et je n’entendis presque plus rien. Pendant tout le temps que je passai sur le sommet, je distinguai le sifflement d’une fumée mêlée de vapeur, comme aux sources thermales de Rotomahana et de Taupo ; ce sifflement est analogue à celui d’une machine à vapeur en mouvement. Il n’y eut en ma présence aucune éruption de cendres ou d’eau, et je ne remarquai aucun signe qui pût faire supposer qu’il y en eût eu récemment ; je ne vis aucune lave de fraîche date. Je dois avouer qu’en pensant à la possibilité d’une éruption sur le lieu où je me trouvais, mes sensations n’étaient rien moins qu’agréables. L’air n’était pas froid, mon ascension m’avait à la vérité donné de la chaleur, mais j’eus tout le temps de la perdre, car je restai une heure sur le cratère. Vers deux heures, je repris, pour redescendre, le chemin par où j’étais venu ; j’étais enveloppé par le brouillard et les nuages, et pendant assez longtemps je perdis ma route. C’est alors que je vis, entre le Tongariro et le Ruapahou, un lac d’environ un mille de diamètre. Je ne parvins à découvrir aucune rivière qui sortît du lac sur la rive occidentale ; un cratère éteint se trouve à peu de distance du Tongariro. Il faisait déjà sombre quand j’atteignis la rivière Whanganni, et, bien que je sois d’une constitution robuste et bon piéton, je me sentis complétement épuisé, et je tombai endormi dans un ravin. La nuit était froide, cependant mon sommeil se prolongea jusqu’au matin sans inconvénient. Aux premières lueurs de l’aube, je me mis en route, et, à dix heures du matin, j’atteignis mon habitation, avec des souliers en lambeaux qui me tombaient des pieds. »

Au sud du Tongariro s’élève le Ruapahou, les bases des deux montagnes se fondent l’une dans l’autre par une pente insensible, et forment un plateau d’environ dix milles anglais de large. Sur ce plateau doivent se trouver quatre lacs, dont deux ont environ trois milles de large, les deux autres sont plus petits. L’un de ces lacs se nomme Taranaki ; la rivière à laquelle il donne naissance se jette dans le Whanganni, et une tradition particulière se rattache à ce lac. Les indigènes racontent que la montagne Taranaki (le Mont Egmont) se trouvait autrefois ici, comme un troisième géant, à côté du Tongariro et du Ruapahou. Ils demeurèrent bons amis jusqu’au moment où Taranaki tenta d’enlever Pihanga, femme de Tongariro. Là-dessus Tongariro chercha querelle à Taranaki ; ce dernier, frappé à la tête, dut s’enfuir ; il descendit le cours du Whanganni, et suivant le profond sillon de cette rivière, il alla jusqu’à la mer, où il s’élève aujourd’hui solitairement près de la côte. Pendant la route, deux fragments se détachèrent de son front, et aujourd’hui encore, pour confirmer ce récit, les indigènes montrent deux blocs de rochers, différents des formations volcaniques, voisines du Whanganni, et qui se trouvent à dix-huit milles de sa source.

Le Ruapahou, la plus haute montagne de l’île septentrionale, a la forme d’un cône largement tronqué, et s’élève dans la région des neiges éternelles. Il n’a jamais été ni gravi ni visité ; cependant on ne peut garder aucun doute sur sa nature volcanique, mais il paraît entièrement éteint, et dans l’éloignement, on ne peut distinguer la moindre trace de solfatare, ni sur ses flancs, ni au sommet. Quant à la forme de ce large cône, on l’ignore ; on ne sait s’il forme un plateau ou s’il porte un cratère. La montagne est rarement sans nuages ; par un temps clair, on aperçoit de grands champs de neige qui recouvrent ses pentes et qui, plongeant dans les ravins qui les sillonnent, semblent se terminer en glaciers.

Voici, au sujet de ces montagnes, les traditions que j’ai recueillies moi-même de la bouche de Te Heuheu.

« Parmi les premiers hommes venus d’Hawaiki[1] à la Nouvelle-Zélande, l’un des plus renommés est le chef Ngatiroirangi (littéralement le messager du ciel). Il débarque, dit la légende, sur la cote orientale de l’île du Nord ; de là, il se met en route avec son esclave Ngauruhoe pour visiter le nouveau pays. Il traverse la contrée, fait jaillir de terre des sources d’eau dans les vallées stériles, gravit collines et montagnes et aperçoit au sud un grand mont, le Tongariro. Il veut s’y rendre pour contempler de ces hauteurs le pays tout entier. Il arrive dans les plaines voisines du lac Taupo, les buissons lui déchirent un excellent vête-

  1. L’île de Sawaï, dans l’archipel de Samoa.