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importante, de dix mille habitants, où on trouve des usines métallurgiques et une fonderie de cloches. C’est le premier centre de population fondé par les Russes en Sibérie.

« Comme nous ne devons nous y arrêter que pendant la journée, nous sommes descendus dans la maison d’un marchand qui a bien voulu nous donner l’hospitalité. Notre hôte est un Russe du vieux temps dont la civilisation n’a pas encore altéré la vieille politesse. En entrant, il me baise la main et me conduit avec force salutations à la salle où est servi le repas qui nous a été préparé. En pareil cas et entre égaux, la femme répond à cette politesse en se penchant pour effleurer de ses lèvres le front de son cavalier. On concevra facilement que je m’affranchisse de cette formalité.

« Voici le menu du dîner que j’inscris pour en donner une idée :

« Hors-d’œuvre, servis à part sur une petite table : saumon cru et fumé, caviar, harengs salés coupés en petits morceaux dans du vinaigre, pain, beurre, du schnaps, ou eau-de-vie de seigle anisée, blanche comme du cristal et très-bonne. On prend de ces hors-d’œuvre pour se mettre en appétit, et on arrose le tout de fortes libations.

« Potage : bouillon aromatisé au serpolet, dans lequel on rompt soi-même de petites pâtisseries farcies qui remplacent le pain.

« Poissons au court bouillon avec une sauce vinaigrée froide contenant une foule d’ingrédients.

« Ragoûts de mouton et de poulets au riz.

« Un koulbac ou pâté contenant des jaunes d’œufs, du riz, des viandes et du gibier pilés.

« Une oie et un coq de bruyère rôtis avec une sauce enragée au safran, au kari et à la muscade.

« Entremets : des choux rouges farcis au caviar, des betteraves et des concombres à la glace et à la crème, ou marinés dans l’eau salée, des gâteaux de gingembre, des tartes au lait caillé, des crèmes et des bavaroises glacées.

« À la fin du dîner, après le thé, du vin de Champagne et des liqueurs.

« Voilà le fond de la cuisine russe qui, toute barbare qu’elle est, est peut-être mieux entendue et plus savamment combinée que les cuisines allemande et anglaise. Il va sans dire que dans toutes les grandes maisons la cuisine française est la seule admise.

« Lorsque les marchands sibériens se traitent entre eux, le maître de la maison, au lieu de servir à table comme il le faisait pour nous, préside au repas assis d’un côté avec tous ses convives masculins, tandis que les dames sont reléguées ensemble à l’autre extrémité. Vers la fin du dîner, celles-ci quittent la table qui devient alors le théâtre d’une orgie complète causée par des libations trop fréquentes. L’ivrognerie est, avec la superstition, le vice dominant des Russes. Il règne exclusivement dans la classe du peuple et des marchands, et quoique mieux dissimulé, il n’est que trop fréquent dans la noblesse. ...............

« … Tout à l’heure je me suis aperçue que toute la famille de mon hôte, que nous n’avions pas vue au dîner, me guettait avidement à travers les serrures pendant que j’étais à ma toilette… Décidément, ces gens-là sont de vrais sauvages avec ameublements en bois de Boule !

« Je reprends la plume que je venais de quitter pour noter une touchante histoire. Dans la maison du maire ou capitaine de Tougoulimsk, où nous nous sommes arrêtés quelques heures, une jeune femme, la sienne sans doute, s’est mise à fondre en larmes en m’apercevant, et s’est jetée à mes pieds en me priant d’excuser sa douleur, et en m’assurant que je ressemblais tellement à sa sœur, morte peu de jours avant, qu’elle n’avait pu contenir son émotion. Je l’ai consolée de mon mieux, et je lui ai promis, sur sa prière, de lui envoyer mon portrait de Moscou, ce que je ferai certainement. Il ne faudrait pas en conclure que les paysans sibériens soient très-démonstratifs ; loin de là, ils sont calmes, dignes, galants même, mais très-contenus : à la fierté près, ils me rappellent les Castillans. Leur figure est régulière, mais extrêmement pâle et décolorée, ce qu’il faut attribuer à leur réclusion forcée pendant huit mois d’hiver, sans air, dans des pièces excessivement chauffées. En revanche, ils souffrent beaucoup de la chaleur pendant l’été, parce que, comme tous les gens des climats froids, ils ne prennent aucune précaution pour s’en défendre. On ne connaît ici ni les persiennes, ni les contrevents, ni les stores, ni les rideaux, et le soleil brûlant entre librement dans les maisons qu’il change en quelques heures en étuves.

« Nous voici donc en Europe ! Mon cœur bat en écrivant ces lignes, et j’oublie bien des noirs pressentiments qui sont venus me tourmenter depuis notre départ de Pékin, et que j’ai dû refouler en moi-même pour ne pas affliger ceux qui m’aiment.

« Derrière nous s’élèvent les cimes neigeuses des monts Ourals que nous venons de traverser avec leur couronne de forêts séculaires et leurs rochers dénudés par les avalanches ; devant nous s’étendent les immenses plaines des vallées de la Kama et du Volga.

« Nous avons passé hier à Ekaterimbourg, ville qui, située sur la pente orientale des Ourals, est géographiquement en Asie, quoiqu’elle dépende administrativement du gouvernement européen de Perm ; c’est une place forte avec chancellerie, douane, arsenal, hôtel des monnaies, fonderie de canons, fabriques d’armes, de coutellerie, etc., etc. Elle est, en outre, le centre d’un commerce considérable de peaux, de suifs, de cuirs, de pierres précieuses (j’y ai acheté de superbes améthystes venant de l’Oural). La contrée environnante est très-industrielle ; on y trouve beaucoup de forges, et des lavages d’or et de platine.

« La traversée des montagnes s’est faite sans encombre ; en cette saison, les neiges sont fondues et aucun accident n’est à craindre.

« Enfin nous cessons de voyager en voitures : le bateau à vapeur nous attend.