Page:Le Tour du monde - 11.djvu/238

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

quelle les cosaques armés de longs couteaux barbelés, transperçaient au passage les saumons et les truites qui cherchaient par des bonds prodigieux à franchir le barrage. Trois coups de filet furent successivement donnés, et chacun sous l’invocation d’une des dames présentes remplaçant ainsi le saint, sans l’intercession duquel un Sibérien n’oserait accomplir aucun des actes de sa vie. Ce patronage est un honneur fort prisé dans le pays, et les cosaques paraissaient attacher beaucoup de prix au résultat plus ou moins heureux de la pêche, suivant les personnes auxquelles le coup de filet avait été dédié. Les produits merveilleux en furent étalés aux pieds des spectateurs : c’étaient des perches, des brochets, des anguilles, des truites, des saumons, plusieurs sortes de poissons blancs d’espèces nouvelles, et un silure très-curieux muni de barbillons formidables. Les plus belles pièces furent emportées dans des paniers, tandis que le fretin était abandonné aux pasteurs et aux femmes qui, sous prétexte de venir puiser de l’eau, avaient assisté avec envie aux exploits des Cosaques. Le thé fut servi sous les beaux ombrages de l’île ; puis Mme de Bourboulon, encore trop faible pour gravir la montagne, reprit dans la tarenta le chemin du consulat.

Après son départ, tout le monde dut franchir à cheval le bras le plus large et le plus profond de la Toula ; on contourna ensuite la montagne en suivant une prairie où de nombreux troupeaux d’yacks, appartenant au Guison-Tamba, paissaient sous la garde de lamas, bergers à la tête rasée et aux guenilles rouges, accompagnés de chiens féroces que les Cosaques eurent toutes les peines du monde à empêcher de se jeter sur les visiteurs.

Enfin on arriva aux pentes accessibles de cette montagne vierge que ne foulent les pieds d’aucun profane, et où aucun sentier n’est tracé. L’ascension était fort pénible ; il fallait par endroits s’aider des pointes de rochers, et se soulever à force de bras pour gagner les tertres étroits qui formaient les échelons de cet escalier gigantesque. Le site était excessivement sauvage et désolé, la montagne tout entière étant assise sur un piédestal de granit. Des blaireaux au poil roux, rayé de noir, d’une race particulière, fuyaient au petit trot en regagnant leurs tanières ; d’autres, moins timides, assis ou couchés dans les rochers, considéraient tranquillement les visiteurs. Différents en cela de l’espèce d’Europe, ces animaux semblent ne pas craindre le grand jour, et, comme ils ne sont ni chassés, ni même dérangés, et qu’on leur porte la même vénération qu’à tous les êtres vivants qui habitent ces lieux sacrés, ils sont devenus d’une familiarité extrême. En montant davantage, le terrain devient moins rocailleux, et on entre sous une forêt de pins à cimes droites comme des peupliers, et d’un port superbe ; dans les clairières et au milieu d’un gazon vert éblouissant, s’élèvent les grands rochers blancs et taillés qu’on aperçoit du bas de la vallée ; des versets sacrés y sont tracés en caractères gigantesques et dorés : ce sont d’autres tables de la loi. Voici le sens d’un de ces versets traduits par Gomboë : L’homme qui veut triompher de ses vices, doit imiter celui qui déroule les perles d’un chapelet : s’il extirpe un à un ses mauvais penchants, il obtient la perfection ; s’il veut lutter corps à corps, il s’expose à être vaincu. Toutes ces inscriptions sont tirées des livres sacrés attribués à Çakya-mouni, le fondateur du bouddhisme ; les unes contiennent les principes de la morale la plus pure, les autres relatent les événements principaux de la vie du dieu.

Aucun lama ne pénètre dans cette partie de la montagne, où les grands dignitaires religieux ont seuls droit d’aller se recueillir avec le Bouddha qui passe dans toute la Mongolie pour y faire des apparitions. Quelques yacks ou bœufs à demi sauvages échappés de la vallée en sont avec les blaireaux, les renards et les oiseaux de proie, les seuls habitants. Le respect qu’on porte à ces lieux sacrés est si grand qu’aucun berger ne se hasarderait à aller y reprendre les animaux de son troupeau qui s’y sont réfugiés, et encore moins à y ramasser du bois, quelque recherché qu’il soit dans le pays : s’il échappait aux sabres des gardiens, il craindrait d’être frappé de mort par la majesté du Bouddha.

De ce point culminant, on jouit du coup d’œil le plus féerique sur la ville d’Ourga et la rivière dont tout le panorama se déroule à vos pieds ; à cette heure de la journée, par un beau soleil de printemps, les toits, les coupoles, les kiosques dorés du palais d’été du Guison-Tamba, majestueusement assis au bord de la Toula étincellent parmi les massifs de saules, de peupliers et d’aunes dont il est entouré, tandis que son enceinte en albâtre crénelée et sculptée se déroule comme une ceinture de brocart d’argent sur le velours vert de la grande prairie.

La descente de la montagne sacrée fut encore plus longue et plus difficile que l’ascension ; on se glissa par des sinuosités de l’escarpement, où il eût été impossible de soupçonner qu’il y eût un passage praticable ; enfin, plus bas, on retrouva les chevaux qu’on dut mener à la main jusqu’aux rives de la Toula.

La montagne sacrée n’est pas la seule qui ait le droit de porter ce nom : la chaîne tout entière couronnée de sapins et entourée de rochers est consacrée à Bouddha, et gardée avec la même sévérité ; mais celle-ci en est la cime la plus haute, la plus célèbre et la plus vénérée. Maintenant à quelle cause doit être attribué le respect qu’ont ces nomades pour les lieux élevés ? Ne serait-ce pas qu’habitués à vivre dans la platitude infinie des steppes, ils ont dû adorer comme un miracle de Dieu ces monts qui rapprochent l’homme du ciel ? Ne serait-ce pas aussi que les admirables forêts qui les couronnent, en regard de l’aridité du désert, leur ont inspiré cette sainte horreur des bois dont parlent les poëtes anciens, et qui fut une des croyances les plus vives du paganisme, créateur des divinités sylvaines ?

La ville d’Ourga ou du Grand Kouren[1] est bâtie sur une suite de collines situées à deux kilomètres de la rivière Toula, dont elles sont séparées par la grande

  1. Kouren veut dire enceinte ; ce mot désigne les palissades de pieux qui entourent chaque habitation.