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sus de l’eau mêlés aux plantes aquatiques, ou jaillissant tout à coup en hauteur, atteignent le faîte des grands arbres, le recouvrent entièrement et, entraînés par leur propre poids, redescendent vers le sol comme une cascade de feuilles et de fleurs.

Çà et là, sur de petits îlots gazonneux que la rivière couvre et découvre tour à tour, éclatent comme les gerbes et les soleils d’un feu d’artifice, les paniculés jaunes et roses des Lantanas, les plumets pourpres des Metrosideros, les thyrses violets des Rhexias et des Mélastomes, ou la magnifique corolle d’un Amaryllis réginæ, pourpre sombre, strié de blanc et de vert, au fond de laquelle luit une goutte d’eau, diamant liquide tombé de l’écrin de l’Aurore et que le soleil va dissoudre au feu de ses rayons.

Ce joli havre, qu’on pourrait admirer sur la foi de nos lignes et dont l’eau toujours calme semble convier le passant aux voluptés du bain, est un effroyable repaire de caïmans ; ils sont là, les monstres voraces, cachés par les branches pendantes, ceux-ci vautrés dans l’herbe, ceux-là tapis sous l’eau, tous insensibles en apparence, mais l’oreille ouverte au plus léger bruit, et n’attendant que le moment de s’élancer sur une proie.

Ô rêveur, Ô poëte, que votre instinct pourrait entraîner dans ce port pour rêver à l’aise ou y accoupler quelques rimes, défiez-vous de ses ombrages ! — Résistez surtout à la tentation de vous asseoir sur le vert tapis de ses berges et, comme Sarah la baigneuse, de tremper nonchalamment dans l’eau le bout de vos pieds nus ; les hideux sauriens qui vous guettent profiteraient de votre distraction pour vous happer un membre ou deux.

Chaque année la Mission de Sarayacu enregistre un accident de cette nature. Peu de temps avant notre arrivée, un de ces caïmans du port, vrai malotru sans égard pour le sexe, avait coupé les deux mamelles à une Indienne qui se penchait sur l’eau pour remplir sa cruche. L’année d’avant, c’était un enfant qui jouait près du bord et que ces lézards grand format avaient dévoré.

Pour ne pas nous exposer à ces amputations tragiques, nous avions soin chaque matin, en nous rendant à la rivière pour y prendre le bain par lequel nous inaugurions la journée, de réunir tous les gamins joueurs de balle ou de palet que nous rencontrions sur la place. Escorté par ces jeunes va-nu-tout, nous arrivions au bord de l’eau. Là commençait, sur un signe de nous, une bruyante symphonie de cris, de hurlements, d’éclats de rires, accompagnés de coups de gaule sur la nappe de la rivière. Quel caïman eût osé affronter un pareil sabbat ! Pendant ce temps, plongé dans l’eau jusqu’au menton, nous savourions tout à notre aise les frais baisers de la naïade. De retour dans notre cellule, nous remettions à chaque exécutant, à titre de salaire, une épingle, une aiguille ou un bouton rouillé.

La cellule du révérend Plaza.

La disposition intérieure du couvent de Sarayacu, dont nous n’avons rien dit encore, est celle d’un carré parfait auquel se rattachent deux carrés longs, placés en regard et orientés l’un au levant, l’autre au couchant. La salle d’honneur, qui sert aussi de réfectoire, occupe le carré central, et chacun des carrés latéraux présente une double rangée de cellules ouvrant sur un couloir obscur. Six de ces cellules sont affectées aux logements des religieux et des hôtes de la Mission. Les autres servent d’entrepôt, de magasin, de cave et de grenier.

À l’extrémité du carré de l’est et y attenant se trouve une façon d’armoire en maçonnerie, dont la hauteur est de trois pieds, la longueur de cinq, la largeur de trois. Une porte et une fenêtre, où des châssis de toile claire tiennent lieu de vitrage, sont adaptées à cette chose