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bonne mine, les sons d’une cloche et la détonation d’un camareto[1] retentirent simultanément au dehors et furent suivis de clameurs d’hommes, de cris de femmes et d’enfants. Ne comprenant rien à ces démonstrations bruyantes, nous quittâmes notre cellule et allâmes jusqu’au seuil du couvent pour voir ce dont il s’agissait. Un groupe compacte s’avançait vers nous du fond de la place. En tête, marchait le vénérable prieur de Sarayacu et le comte de la Blanche-Épine dont la cloche et le camareto avaient salué le débarquement dans la petite crique qui tenait lieu de port. Le révérend Plaza, qui était allé recevoir le noble personnage, élevait au-dessus de sa tête, en guise d’Achiua ou de pallium, un parasol de cotonnade rouge emmanché d’une longue canne. Sous ce dais improvisé qui jetait sur sa face un reflet de pourpre, le chef de la Commission française, vêtu de l’habit noir et coiffé du feutre gris aux ailes pendantes que le lecteur connaît déjà, s’avançait avec la lenteur majestueuse d’un Olympien. Les sourires protecteurs et les inclinations de tête qu’il distribuait aux néophytes des deux sexes rangés sur son passage, témoignaient clairement qu’il prenait au sérieux les honneurs qu’on lui décernait. L’aide-naturaliste, vêtu de blanc comme une rosière, marchait à sa gauche. Derrière eux, venaient les Cholos interprètes, Antonio et Anaya, conduisant par la main le petit esclave Impétiniri. Nos rameurs conibos, fraîchement barbouillés de rouge et de noir et portant sur l’épaule leur rame ou leur pagaye, fermaient dignement le cortége.

À la vue du comte de la Blanche-Épine, épanoui dans son triomphe, le capitaine de frégate fut saisi d’un accès de colère froide qui le rendit blême comme un citron, Hors d’état de se maîtriser, il prit par le bras l’Alferez qui bayait ingénument à ce spectacle et le poussa rudement dans notre cellule dont il referma la porte derrière lui. Je compris que les honneurs rendus à son rival dans une mission péruvienne lui semblaient un non-sens et comme un vol fait à son préjudice. Le dais-parasol, ce dais qu’on accorde à peine à un président du Pérou le jour de sa nomination, paraissait surtout avoir exaspéré le capitaine et produit sur lui l’effet d’une loque rouge sur un taureau. Pendant que je philosophais sur la chose, le cortége avait traversé la place. En touchant le seuil du couvent, le révérend prieur remit le parasol aux mains d’un des suivants et invita gracieusement son hôte à entrer le premier. Là se borna le cérémonial de l’introduction. Le comte de la Blanche-Épine et l’aide-naturaliste furent conduits dans une cellule exactement pareille à la nôtre, où jusqu’à l’heure du dîner on les laissa se reposer des fatigues physiques et morales de la matinée.

Le dîner servi à midi précis nous fut annoncé par le son d’une cloche et l’avertissement verbal du majordome. Le capitaine de frégate, un peu remis de l’émotion bilieuse que lui avait occasionnée la réception faite à son rival, vint prendre place à la table banale, où le prieur, le chef de la Commission française et l’aide-naturaliste nous avaient précédés. En remarquant l’ordre hiérarchique qui avait présidé à l’arrangement des couverts, le capitaine fit une grimace significative ; il est vrai que sa place était la dernière. Comme il ouvrait la bouche pour en toucher deux mots au majordome, je le tirai violemment par son spencer de flanelle. Il me regarda, étouffa un soupir, et levant les yeux au ciel, il parut offrir à Dieu ce nouvel affront en expiation de ses vieux péchés.

Néophyte de Sarayacu (homme).

Le repas se composait de tortue bouillie, de poules grillées, de riz à l’eau et de racines de manioc cuites sous la cendre. Ces différents mets étaient contenus dans des jattes et des soupières en terre brune. Aux cuillers de bois ou d’étain, à la rareté des fourchettes, à l’absence de nappe et de serviettes, on devinait le vœu de pauvreté et le renoncement au confort de ce monde fait par les disciples de saint François. Deux ou trois pots à large panse contenaient de l’eau de rivière destinée à étancher la soif des convives. Après un court bénédicité, le prieur nous engagea a nous servir nous-mêmes, et prêchant d’exemple, emplit aussitôt son assiette de chacun des mets dont se composait le menu.

  1. Petits obusiers qu’on enterre et dont la mèche seule pointe à l’extérieur. Nous en avons parlé dans notre revue des fêtes et cérémonies de Cuzco moderne.