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a des responsabilités fort graves. J’ai vu une famille honorable de Keren dont le chef est mort endetté : les créanciers ont saisi pour gage ses deux filles, deux enfants, et les ont fait vendre comme esclaves. L’aînée a plu à un homme influent du pays qui, pour l’épouser, l’a délivrée en payant à l’acheteur 24 talaris (126 fr.).

Un usage qui n’est pas particulier au Sennaheit, c’est ce fameux prix du sang, lequel existe chez tout peuple qui n’a pas su s’élever à l’idée de l’État, protecteur et garant de la société publique. Ce droit du sang, qui représente la solidarité de famille et de tribu en matière criminelle, se nomme dia chez les Arabes et dem chez les Bogos. Chez ces derniers on reconnaît le sang et le demi-sang. Le premier se doit toutes les fois qu’il y a eu homicide volontaire, que la victime soit un homme, une femme, un enfant, un choumaglié ou un tigré. La séduction est assimilée à un homicide, et, dans beaucoup de cas, la rupture d’une promesse de mariage.

Le demi-sang s’exige pour toute blessure qui a fait couler le sang ou occasionné une lésion grave, ou pour un accident mortel occasionné par une arme ou tout autre instrument tranchant sans participation volontaire du propriétaire. Le mari qui tue sa femme ne doit compte des motifs de cet homicide à personne, mais il doit à son beau-père le demi-sang.

Le sang d’un choumaglié est estimé cent trente-deux vaches, plus une mule et une natte : celui d’un tigré, quatre-vingt-treize vaches dont le tiers appartient à son suzerain.

Les Bogos se disent chrétiens par tradition héréditaire ; mais ils n’avaient ni prêtres ni églises vers 1854, lorsqu’un hasard providentiel amena chez eux un jeune missionnaire piémontais, le P. Giovanni Stella, qui, se sentant peu d’attrait pour les missions de l’intérieur de l’Abyssinie, vint se fixer près Keren et comprit qu’il y avait là un terrain presque vierge où ses éminentes qualités pouvaient trouver un emploi utile. Différent en ceci de certains missionnaires plus zélés qu’intelligents (j’en ai connu un qui bornait à peu près son apostolat à distribuer aux noirs païens des médailles de l’Immaculée Conception que ces colosses naïfs portaient comme des grigris de première valeur), M. Stella remit à des temps plus heureux l’enseignement du dogme, et s’appliqua à rendre les Bogos plus aptes, par la moralisation, à comprendre les abstractions du christianisme. Il s’appliqua d’abord à concilier les querelles et les sangs qui régnaient de tribu à tribu, de village à village, et qui décimaient ces populations déjà sujettes à tant de hasards : il obtint peu à peu des Bogos l’abandon des habitudes de maraudage auxquelles ils étaient assez enclins, il pénétra dans l’intérieur des familles, enseigna à ces orgueilleux montagnards à respecter davantage les liens du mariage, la vie et la propriété d’autrui, et à céder moins souvent aux suggestions meurtrières d’un point d’honneur louable dans son principe, détestable dans beaucoup d’applications. Il passa un an ou deux à prêcher dans le désert : mais un service signalé qu’il rendit aux Bogos, et dont je parlerai plus loin, leur inspira confiance en lui, et en peu d’années il devint le dictateur moral et le juge amphictyonique des dix-sept villages bilen et d’une dizaine de bourgades ou tribus voisines. Il s’appliqua aussi à l’extinction du brigandage, regardé jusqu’alors dans la montagne comme une profession honorable, digne d’un homme de cœur. Il en était venu a connaître individuellement tous les brigands fameux du Samhar, du Sennaheit, du Barka, et savait le plus souvent retrouver la trace d’un acte de maraudeur et en obtenir le redressement.

Cette dictature, conquise à force de dévouement patient, inquiéta le négus, suzerain nominal du Sennaheit : il voulut voir de près abouna Iohaunès (notre père Jean, nom familier de M. Stella), le rénovateur de l’âge d’or sur la frontière du nord, et l’appela en termes fort gracieux à sa résidence de Debra Tabor, l’appelant son fils et l’assurant du meilleur accueil. M. Stella répondit fort courtoisement aux envoyés du négus, gagna du temps, et quand il fallut absolument prendre un parti, il descendit prestement à Massaoua :

Que Sa Majesté me dispense :
Grand merci de son passeport.
Je le crois bon : mais dans cet antre
Je vois fort bien comment l’on entre
Et ne vois pas comme l’on sort.

La première fois que je le vis, ce fut à Massaoua, deux mois avant le voyage que je raconte ici. Après ce que j’avais lu sur M. Stella dans Ch. Didier, Munzinger, A. de Courval et autres, je m’étais attendu à voir une sorte de saint François-Xavier en cheveux blancs : mon étonnement fut grand de voir entrer un gros jeune homme à face rebondie, aux grands yeux spirituels et railleurs, à la figure ouverte, et portant tous crins à l’instar de ces rapins à chevelures mérovingiennes que je rencontrais tous les jours à Paris vers la rue Bonaparte. Un bouri, grosse pipe bogos qui ne le quittait jamais et qui semblait faire partie intégrante de sa personne, complétait l’originalité de sa personne. Son caractère m’attira de prime abord, et sa conversation hautement instructive me fut une ressource intellectuelle précieuse. N’en déplaise à Ch. Didier qui, dans Cinquante jours au désert, l’a fort injustement maltraité par ouï-dire et sans jamais l’avoir vu, M. Stella était instruit, avait tous les goûts classiques d’un abbé italien, et était passionné pour Horace : il avait dans sa bibliothèque d’excellentes éditions allemandes de tous les poëtes latins. J’ai vaguement appris, et avec regret, que ce vaillant pionnier a eu, comme son émule D. Angelo Vinco au fleuve Blanc, à lutter contre des tracasseries où je n’ai pas à entrer : c’est une raison de plus pour que je lui rende ici le témoignage mérité que, de tous les missionnaires militants que j’ai vus dans les pays africains, nul n’a rendu des services plus réels à la civilisation, au christianisme, et à l’influence française qui est, en Orient, solidaire de tous les progrès dans cette voie.