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Achidira. — Dessin de Eug. Cicéri d’après un croquis de M. G. Lejean.


VOYAGE AU TAKA

(HAUTE NUBIE)


PAR M. GUILLAUME LEJEAN[1].
1864. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.



IX

Karovel. — Une escarmouche. — Un poëte brigand. — Le Zadamba. — Un grand baron abyssin.

Je pris congé, à Tchaghié, des derniers palmiers ; je ne devais plus revoir mes chers crucifères sur la terre d’Afrique. Le tamarisc, avec ses fines ramilles articulées comme les pattes de certains coléoptères, son tronc bizarrement tordu et son faux air de saule pleureur, me restait plus fidèle : j’aimais d’autant plus à le voir malgré son port lugubre, qu’il m’annonçait habituellement le voisinage des aiguades. Le sol où j’avais campé ce jour-là était assez meuble, comme le prouvait d’ailleurs la présence de plusieurs kantour (nids de termites) abandonnés et couverts d’épais buissons : j’en dessinai un de cinq mètres de haut.

À trois heures de Tchaghié, j’atteignis Karovel, lieu mal famé, à cause des forêts épaisses de tamariscs (ovel) qui favorisent les coups de main des Barea et ont donné leur nom à cette partie de la vallée. L’année précédente, M. Cameron, mon collègue britannique, avait failli tomber en cet endroit dans une embuscade de cinquante Barea qui le guettaient, car ces maraudeurs ont leurs espions dans tout le Barka. Ce souvenir devait nous rendre prudents ; mais, confiants dans notre nombre, nos huit fusils et nos lances, nous marchions à la débandade. Le soleil était couché, nous nous disposions à bivouaquer, quand je vis à la tête de la colonne, à quatre-vingts pas en avant, briller trois ou quatre éclairs suivis d’autant de détonations et de clameurs confuses. Je demandai mon fusil et courus au lieu de la scène. Déjà mes servantes abyssiniennes commençaient à faire retentir la forêt de leur funèbre aûi ! aûi ! qui est le vocero de leur pays. Sans calomnier le beau sexe, il est permis de remarquer en passant qu’il aime à pousser les choses au mélodrame. Je les priai avec un peu d’humeur de ne pas me chanter mon de profundis d’avance, et arrivé sur le terrain, je trouvai Stella occupé à parlementer avec l’ennemi, qui pouvait compter une trentaine de têtes, et mes hommes s’efforçant de retenir Édouard. Le vaillant fils d’Attila, la figure enflammée, se démenait en répétant en mauvais arabe : Fen lazem edrob (sur qui faut-il tirer) ? Explications échangées, il fut reconnu que nous avions en face de nous un parti de paisibles marchands de Massaoua, qui, en proie aux mêmes défiances que nous, n’avaient pas douté que nous ne fussions un goum de brigands. Leur guide avait été le seul blessé de la bagarre : c’était un vieux reître, un Beni--

  1. Suite. — Voy. pages 97 et 113.