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razzia sur les Barea, leur enleva leurs femmes et leurs enfants, et pour les ravoir, la peuplade dut reconnaître la suzeraineté d’Addi-Abo, et payer un tribut. Presque à la même date, le deglel des Beni-Amer tomba deux ou trois fois sur les Barea, et leur enleva en captifs et en troupeaux ce qu’il put. À la fin de 1861, M. Stella fit une petite excursion à Mogollo, où les Barea le reçurent fort bien, lui exposèrent leurs plaintes et lui demandèrent aide et conseil. Ils étaient disposés à quitter leur pays et à venir s’établir dans le voisinage des Bogos ; mais ce voisinage même était un danger de plus. Les terrains cultivables, assez abondants au pays Barea, sont beaucoup plus rares au Barka, et sont revendiqués parfois, les armes à la main, par deux ou trois prétendants. M. Stella s’adressa à tout hasard à l’agent anglais de Massaoua, M. Baroni ; mais les Barea ne reconnaissaient point, comme les Bogos, un protectorat européen, et cette démarche n’eut aucune suite.

Il est probable que les années suivantes le même ordre de choses se perpétua ; et les Barea, entourés de voisins redoutables, et attaqués par tout le monde, suivirent des conseils désespérés. « Si nous devons périr, dirent-ils, nous n’avons plus rien à ménager. » Et en janvier 1864, une masse d’environ quinze cents Barea se porta le long du Barka vers le pays des Bogos, avec l’intention d’enlever les troupeaux de cette tribu. Les Bogos s’étant doutés du danger et n’étant pas descendus dans la plaine, la troupe se porta sur la gauche, remonta un affluent du Barka, surprit à Mai Chellal, entre Debra Salé et le plateau des Halhal, un campement de cette dernière tribu, et l’accabla ; cinquante hommes furent tués, trois mille vaches prises, sans compter force prisonniers. Les vainqueurs s’empressèrent de regagner leurs montagnes, et mon ami Werner Munzinger, voyageur suisse, honorablement connu, faillit tomber, à Adardé, aux mains de leur arrière garde. Quelques jours plus tard, tous les captifs furent rendus, ainsi qu’une grande partie du bétail, si j’ai bonne mémoire. Comme le coup de main avait eu lieu sur la frontière des Bogos, et que l’expédition, ainsi que je l’ai dit, était originairement dirigée contre eux, le consul de France à Massaoua réclama du gouvernement égyptien, qui se prétendait suzerain des Barea, des garanties effectives pour une tribu qui vivait sous le protectorat français. Il reçut les assurances les plus formelles, mais l’avenir dira jusqu’à quel point elles peuvent être sincères.

Puisque j’en suis aux Barea, j’intercale ici quelques notes sur cette population singulière et assez mystérieuse.

Les Barea passent pour des nègres aborigènes, refoulés dans ces montagnes par les populations de race supérieure qui ont formé l’empire abyssin. Cependant les Barea que j’ai vus ne m’ont pas paru des nègres purs, mais plutôt un peuple originairement nègre et fortement modifié par des mélanges avec les populations éthiopiques voisines. Mon ami Munzinger, l’homme qui connaît le mieux tous ces pays, croit même pouvoir nier leur origine nègre, ce que je ne puis accepter. Leur nom national est, selon Munzinger, Nère, selon mes informateurs, Egher ou Eghir : le nom de Barea est abyssin et veut dire à la fois nègre et esclave, comme abid en arabe. Les abyssins en effet, bien que leurs lois repoussent l’esclavage, ne se font pas scrupule d’y réduire leurs sauvages voisins, qui du reste le leur rendent avec usure en venant piller les cantons chrétiens les plus voisins de leurs aires. À qui doit remonter la responsabilité des premières agressions ? probablement au plus fort, comme toujours.

Le soldat abyssin, quoique très-brave, a une crainte sérieuse du Barea dans les combats corps à corps ; le Barea, par contre, ne craint pas moins les armes à feu. Il marche à l’ennemi presque nu, mal abrité par un petit bouclier rond dont la couleur se combine assez bien avec celle de sa peau noire et luisante ; son arme la plus redoutée est le seif du soudan, une lourde épée droite qui se manie à deux mains et qui a pour garde une croisière moyen âge. Il y a une vingtaine d’années, le vice-roi du Tigré, Oubié, résolu à punir les Barea qui dévastaient sa frontière et avaient brûlé quelques églises, fit contre eux une expédition à grand fracas, qui n’eut pas des résultats bien brillants, mais qui fit éprouver des pertes graves aux noirs et surtout les épouvanta outre mesure. Ils ont toujours reconnu depuis la suzeraineté des Abyssins.

Les Barea vont à demi nus, comme la plupart des Nubiens : ce qui les distingue, ce sont certains ornements chéris de tous les nègres, colliers, bracelets, anneaux, etc. On trouve dans leur pays un fort beau scarabée d’un vert métallique, dont ils se font des bijoux naturels, en vidant la carcasse du coléoptère et en le passant à un fil : c’est un collier d’un effet original et gracieux, dont les anneaux font en s’entre-choquant un bruissement bizarre pendant que le porteur danse une de ces bamboulas qui sont le délassement favori du nègre.

Le nom de Barea rappelle involontairement les Bari du Nil Blanc, et il y a chez les premiers des usages qui trahissent une origine de ce genre. Ainsi ils ont leurs sorciers faiseurs de pluie, ce qu’on appelle bounit ou Fleuve Blanc, et on comprend aisément que chez ces populations encore fractionnées en groupes patriarcaux, le gouvernement civil et religieux appartienne de droit à l’homme redouté qui s’attribue le pouvoir d’obtenir du ciel la pluie fécondante sans laquelle tout périrait. Les sorciers Barea ont été jusqu’ici pris dans la même famille, et leur pouvoir reposait sur l’efficacité de leur intervention. Si l’on obtenait la pluie, ils étaient accablés d’offrandes en argent, en grains, en bestiaux : dans le cas contraire, deux des Fadab (les hommes forts, sorte d’aristocratie du pays) les saisissaient, les entraînaient dans un lieu écarté sur la montagne et leur coupaient la gorge. Mes informateurs n’avaient pas assisté à cette exécution, mais ils avaient entendu les cris du dernier chef, égorgé par les Fadab. Son fils et ses parents, avertis par sa fin et celle de quelques autres de leurs ascendants, ont