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défaut réel, il est improductif. Son fruit, dur comme le bois, rebute même la dent du bédouin, qui mâchonne faute de mieux cette écorce fibreuse : aussi, nul, voyageur ou indigène, ne se fait faute de honnir et de mépriser le pauvre crucifère. Je suis probablement son premier et seul défenseur. J’aime à le rencontrer sur ma route : sa belle feuille papyracée, le plus élégant des éventails, m’assure contre le soleil de midi une ombre bien autrement opaque que la feuille longue, maigre, vulgaire du deleb. Le ciel préserve de ce dernier ombrage le touriste rageur ! Avec un peu d’imagination, il est porté à croire que ce majestueux fuseau écarte tout exprès son feuillage ingrat pour laisser passer les flèches aveuglantes d’Apollon Pythien. En revanche, les bonnes heures que j’ai passées sous un doum, au bord de l’eau, enveloppé de bien-être, bercé par cette bonne nature africaine dont ne médiront jamais ceux qui l’auront connue ! Ma plus grave occupation, quand j’en avais une dans ces moments-là, était d’assister en témoin attentif à des drames aussi émouvants que l’Iliade, au désastre d’une termitière razziée pur une colonne de fourmis noires, au meurtre d’un puceron imprudent qui s’étant montré au bord d’un entonnoir de fourmi-lion, avait été bombardé en pleine poitrine par l’adroit propriétaire de cette embuscade. Ce petit franc-tireur était une de mes plus franches admirations, et me plongeait souvent dans des réflexions qui n’étaient pas précisément très-confirmatives de la prééminence absolue de l’homme. Étais-je bien sur d’avoir déployé, pour chercher les sources du Nil — que je n’ai pas trouvées, — la moitié de l’énergie dépensée par ce petit être presque invisible pour gagner sa pitance de chaque jour ? Et les mécomptes, la faim, le pied d’un lourd chameau qui passe… Dans ce corps de deux millimètres de long il y a autre chose qu’un tube intestinal : il y a une patience, une volonté, un être qui travaille, qui souffre, peut-être qui pense !

Le Gach vu d’Ahmed Cherif. — Dessin de Eug. Cicéri d’après un croquis de M. G. Lejean.

Décidément je deviens ridicule et je suis de l’avis de mes Abyssins qui disent de moi : « Monseigneur (ghèta) n’est pas méchant, mais c’est un grand enfant avec ses herbes et ses cailloux. » Je reviens à Dunkuas et à ses habitants. La tribu qui y campe habituellement est une section des Beni-Amer nommée Koufit, qui vivait il y a dix ans plus au sud, dans une plaine située entre Bicha et les montagnes des Barea, plaine à laquelle elle avait donné son nom. Vers 1856, les Égyptiens étaient venus à Koufit pour prêcher l’islamisme à coups de fusil aux Barea : ils avaient razzié quelques villages, emmené force captifs, et les avaient remis en liberté sur leur promesse de se faire musulmans. C’est pour cela que le village frontière de Mogollo et un autre voisin ont, seuls parmi les Barea, embrassé l’islamisme.

Cette croisade qui se trompait de siècle ne fut pas du goût du gouvernement abyssin, qui possédait une sorte de suzeraineté sur les Barea. Théodore II était trop occupé ailleurs pour intervenir, mais heureusement le préfet abyssin d’Addi-Abo était un homme résolu qui prit sur lui de rétablir l’ordre et descendit aux Barea avec 500 cavaliers. Il prit position à deux ou trois heures des Égyptiens, que ce voisinage inquiétait fort. Il faut savoir que les Abyssins n’avaient pas encore renoncé, sur la personne de leurs ennemis morts ou captifs, à de sanglantes constatations de la victoire dont les Égyptiens avaient une peur effroyable. Or, une nuit, dans le camp musulman, un fusil se détacha d’un faisceau et partit en tombant. Une panique effroyable saisit les Turcs, qui se mirent à tirer au hasard les uns sur les autres en hurlant : el Makada ghia (les Abyssins arrivent) ! Il y eut sept ou huit morts, une déroute épouvantable, et le bey de Taka qui commandait là, laissa, m’a-t-on assuré, son tarbouch pendu aux épines d’un mimosa.

Les Égyptiens, pendant huit ans, ne reparurent pas dans cet endroit, et répandirent le bruit qu’ils l’avaient quitté « pour cause d’insalubrité. » Les gourbis qu’ils y avaient élevés furent brûlés après leur départ par les Barea. Les Koufit, compromis près de leurs belliqueux voisins par les rapports qu’ils avaient eus avec les Turcs, descendirent vers le Barka et leur territoire resta comme une sorte de terrain neutre entre les Barea et les Beni-Amer.

En 1860, Ato Zadeg, gouverneur d’Addi-Abo, fit une