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loups, qui rôdent sans cesse autour des cimetières, dispersent au loin les os des pauvres Indiens.

Souvent aussi les Sioux se contentent d’envelopper le mort d’une couverture de laine écarlate, et de le suspendre dans les hautes branches d’un cèdre ou d’un cotonnier. Les Sioux n’ont en fait de religion que des idées vagues et mal définies. Il est vrai qu’ils prient généralement le grand Esprit dans les moments de danger, et qu’ils lui offrent des sacrifices de fourrures et quelquefois aussi un festin de chien gras, mais ils paraissent croire que les bons et les méchants sont également heureux dans l’autre monde.

Comme toutes les tribus indiennes, les Sioux regardent les femmes comme des êtres très-inférieurs que le grand Esprit leur a donnés pour dresser leurs tentes, seller leurs chevaux, etc.

Quant aux vieillards, ils sont plus maltraités encore ; dans les temps d’abondance, ils mangent les restes, aux jours de disette, ils meurent de faim et sont souvent abandonnés dans le désert quand ils sont trop infirmes pour marcher.


III


Voyage aux mauvaises terres de la rivière Blanche (Nebraska).

Deux jours après notre arrivée au fort Pierre, tandis que le bon bateau l’Iowa continuait sa route vers le haut Missouri, notre petite caravane se dirigeait vers les mauvaises terres de la rivière Blanche, malgré les remontrances des Indiens qui nous voyaient partir avec défiance et cherchaient à nous décourager par tous les moyens imaginables.

Notre caravane se composait de deux géologues, de cinq voyageurs canadiens qui nous servaient de muletiers et de cuisiniers, et enfin d’un guide indien et d’un interprète.

Il va sans dire que nous étions tous bien montés et armés de carabines et de revolvers. Nous emmenions en outre trois légères charrettes chargées de provisions pour vingt jours, et quelques chevaux et mulets en liberté.

Notre guide était un de ces types comme on en rencontre tant dans les grandes prairies de l’Ouest : Canadien de naissance, nommé Joseph la Violette, c’était un petit homme trapu, vif et actif comme un singe, infatigable et plein d’énergie ; en revanche, superstitieux, vantard, menteur, ivrogne et querelleur comme tous les coureurs de prairies, et il portait les marques toutes fraîches encore d’une terrible lutte : un nez horriblement mutilé et des yeux entourés d’un grand cercle noir.

Nous emmenions en outre, comme second guide, un vieillard sioux, nommé la Corne-d’élan, célèbre magicien dans sa tribu, où il jouit encore d’une certaine autorité.

Le pays que nous eûmes à traverser les deux premiers jours est d’une monotonie qui attriste : ce sont d’immenses plaines légèrement ondulées, au sol imprégné de salpêtre, et couvertes d’une herbe excellente ; mais pas un arbre, pas même un buisson à dix lieues à la ronde ; rien que des cactus en fleur et, dans les bas-fonds, quelques plantes à lait[1]. Nous traversons ce que les hommes de l’Ouest nomment un village de chiens de prairie : ces petits animaux, qui, du reste, n’ont aucune ressemblance avec le chien, vivent réunis en communauté, et leurs terriers couvrent souvent une étendue de plusieurs kilomètres : des sentiers bien battus conduisent d’une habitation à l’autre et, de distance en distance, des sentinelles montent la garde sur de petits monticules ; au moindre signe de danger, elles poussent un petit cri aigu, et toute la tribu rentre dans le terrier en un clin d’œil. Les chiens des prairies sont de la grosseur d’un lapin et leur chair est excellente. Tous les voyageurs prétendent qu’ils vivent en bonne intelligence avec les serpents à sonnettes, et les admettent au partage de leurs terriers.

Le troisième jour après notre départ du fort Pierre, après dix heures de marche sous un soleil brûlant, nous campons auprès d’une source bordée d’absinthes sauvages. On se hâte d’allumer un petit feu, autant pour cuire notre souper que pour chasser des nuées de moustiques qui nous enveloppent et nous mettent tout en sang. À côté de ce premier foyer, nous en allumons encore un autre, alimenté d’herbes vertes et surtout d’absinthe pour faire de la boucane[2], et nos pauvres montures, dont je n’oublierai jamais l’air piteux, viennent se ranger en cercle, la tête dans la fumée, et, l’oreille basse, les yeux fermés, elles attendent le vent frais du matin qui disperse et entraîne au loin notre ennemi commun.

Ce matin, j’aperçois notre guide sioux, la Corne-d’élan, perché sur le haut d’une colline qui domine notre camp, et là, nu comme notre premier père, il exécute une danse accompagnée de gestes et de contorsions bizarres, puis il commence un chant lugubre et monotone ayant pour refrain l’aboiement du coyote ou loup des prairies[3], imité à s’y tromper. J’apprends que le but de son invocation matinale est de charmer et d’attirer les troupeaux de bisons, éloignés sans doute de cinquante lieues ; j’ai déjà dit que la Corne-d’élan était un grand magicien parmi les Sioux.

Son incantation est suivie d’un branle-bas général causé par un nuage de poussière visible à un mille environ. En un clin d’œil, les mulets sont rangés dans l’enceinte formée par nos chariots rangés en cercle, chacun est à son poste et notre vieux sauvage s’élance sur son cheval et galope au-devant des cavaliers qui s’avancent rapidement.

Alors, suivant l’usage des prairies, la Corne-d’élan agite sa main de droite à gauche, ce qui veut dire : qui êtes-vous ? Le chef des étrangers, arrêtant son cheval, fait le signe de donner une poignée de main, puis il porte la main droite à sa gorge comme s’il voulait se la couper[4] ; nous comprenons alors qu’il appartient à la

  1. Les Indiens font bouillir les boutons de cette plante avec la viande de buffle, ce qui fait un mets exquis.
  2. Expression canadienne pour la fumée.
  3. Canis latrans.
  4. Pour se reconnaître de loin, les Cheyennes ou Bras-Coupés font avec la main le geste de se couper le bras ; les Arapahoes ou Sauteurs se prennent le nez entre le pouce et l’index ; les Pawnies