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val d’Eppelein[1] , le bonnet de soie noire de Luther[2] , le verre du docteur Jonas, l’arbre qui fleurit tous les cent ans, la voiture de Jean Haustch qui va toute seule, le signe de Nuremberg ou l’anneau qui remue[3] , le cadran de Stabius[4] , la clarinette de mon ami Jobst[5] ? La cave des seigneurs[6] , les douze étangs[7], le Rosenau[8] ?… »

Il continue ainsi pendant plusieurs minutes, et, sans attendre ma réponse, il conclut bref par ces mots :

« Non ? Alors, monsieur, je l’avais bien dit, vous n’avez rien vu. »

Je m’empresse de lui accorder, et en toute sincérité, que je vais sortir de Nuremberg bien ignorant. Mais ce ne sont pas toutes ces raretés que je regretterai le plus. Si j’avais été libre de prolonger mon séjour au Rothe Ross, j’aurais aimé à étudier de plus près les arts de Nuremberg, et à me faire une idée plus nette de ce qui leur donne, selon les Allemands, un caractère si particulier. On trouve, disent-ils, dans les églises et les maisons de cette ville privilégiée, « les grands principes qui ont présidé au développement de l’architecture du moyen âge. » C’est là une prétention bien haute, et je ne m’étonne pas si elle scandalise et irrite jusqu’à l’injustice quelques-uns de nos archéologues français. L’ogive est, incontestablement, un de ces « grands principes. » À Saint-Sebald, l’église typique, on voit des ogives de deux époques, du douzième et du seizième siècles. M. Fortoul, qui avait réellement le sentiment de l’architecture (comme me l’ont souvent dit MM. Léon Vaudoyer et Duc, ses amis et les miens), M. Fortoul juge les premières de ces ogives basses, opprimées, informes, et les secondes tout à fait déformées par la décadence. M. Viollet-le-Duc déclare, sans ambages, que les Nurembergeois, du reste comme les autres Allemands du Nord, ont emprunté à la France le principe ogival, mais ne l’ont pas compris. Notre collègue et ami bien regretté, Jules Renouvier, qui n’était pas un esprit si absolu, trouve lui-même à reprendre, dans les arts de Nuremberg, trop de préoccupation des détails matériels, de sécheresse et de pesanteur. Quelle que soit la valeur de ces opinions, on peut, à mon sens, se consoler de n’avoir pu les approfondir soi-même, avec les souvenirs de Krafft, de Vischer, de Labenwolf, de Volgemuth et de quelques autres.

Chemin de ronde près des remparts. — Dessin de Thérond d’après une photographie.

J’aurais aimé aussi (les voyageurs ne doivent-ils avoir d’yeux que pour les arts ? ce serait ressembler aux hommes qui n’estiment dans les femmes que leur beauté), j’aurais aimé à visiter les établissements d’utilité publique et de bienfaisance, qui sont nombreux à Nuremberg, et dont plusieurs ont précédé de loin les essais que l’on fait aujourd’hui en France et en Angleterre pour répandre le goût dans les classes ouvrières et perfectionner l’éducation professionnelle, entre autres l’École d’art et d’industrie, l’Institut d’enseignements techniques, la Société Thérèse, fondée par les épouses des membres de la Société agricole, etc.

J’aurais aimé enfin à étudier avec loisir dans les jardins, dans les cercles, à l’intérieur de quelques maisons, la physionomie morale et le véritable esprit des citoyens. J’imagine, d’après le peu que j’ai entrevu, entendu ou lu, qu’on ne serait pas bien longtemps sans avoir à profiter, dans la vieille patrie du bon Hans Sachs, de l’exemple de plus d’une qualité délicate et aimable transmise de loin, et de certaines vertus de fond pratiquées avec une simplicité que semblent tendre à trop effacer ailleurs, l’influence des longues discordes sociales, l’émulation excessive du luxe, et l’habitude peu sincère d’exalter l’esprit et la finesse (mérite de renards, comme dit Bernardin de Saint-Pierre), aux dépens de la bonhomie et de l’honnête bon sens.




Aujourd’hui dimanche, on a suspendu extérieurement, aux murs des églises protestantes, des tableaux noirs sur lesquels sont indiqués en blanc, à la craie, les chiffres

  1. Cheval qui a franchi, dit-on, la muraille du Burg.
  2. À la bibliothèque de la ville, ainsi que les trois objets suivants.
  3. À la grille de la Belle-Fontaine.
  4. À Saint-Laurent.
  5. Ceci doit être une plaisanterie. Les Nurembergeois prétendent que la clarinette a été inventée dans leur ville en 1690.
  6. Gustave-Adolphe s’exerçait à tirer le pistolet dans cette cave.
  7. Jardins.
  8. Jardins.