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ports venus de l’Ouganda nous représentaient comme de véritables ogres, « mangeant des montagnes de bœuf et buvant des fleuves de pombé. » Kamrasi aurait encore pu se résigner à cette voracité, mais on ajoutait que trois fois par jour, nous dévorions les « viscères » de quelque être humain. — « Et vraiment, ajoute le roi, il m’était impossible de leur sacrifier un aussi grand nombre de mes sujets. » Il annonce l’intention de nous mener ultérieurement vers une île du Kidi, où sont réfugiés certains rebelles (ses frères) que nous l’aiderons à mettre en fuite. Mais tout cela ne le détermine pas encore à nous accorder une première entrevue.

13 septembre. — Je mande le chambellan Kidwiga et je le charge de transmettre à son souverain les plus énergiques reproches. Par malheur, Sa Majesté s’est grisée ; elle n’admet personne et ne comprendrait rien à mes réclamations.

14 septembre. — Je me ravise et mets la main sur un véritable expédient diplomatique. Je fais prévenir le roi que Grant et moi venons de nous décider à couper nos cheveux et à noircir nos visages, afin qu’il n’ait plus lieu de nous craindre. Réponse : Kamrasi nous supplie de ne pas nous défigurer ainsi. Ses gens ont ordre de transporter nos bagages dans le quartier aristocratique. Kajunju et autres maîtres des cérémonies arrivent coup sur coup pour nous détourner d’exécuter notre menace… Bref, nous voici dans le beau quartier de Chaguzy, et on a mis à nos dispositions un groupe de huttes tout à fait commodes, au bord de la Kafu. Cette rivière nous sépare seule du palais. Ce n’est pas que notre nouveau séjour soit de tout point l’idéal d’une habitation. Nous sommes au sein d’une vaste prairie, inondée en partie, et dont l’herbe nous monte à la hauteur du menton. Impossible de nous promener, et comme vue, nous avons uniquement celle du palais de Kamrasi, puis par delà quelques montagnes coniques, dont l’une, l’Oudongo, pourrait bien être le Padongo mentiomié par Brun-Rollet qui le place sous le 1° de latitude sud et le 35° de longitude est (voy. le Tour du Monde, t. II, p. 159). Le roi nous a expédié aussitôt après notre installation deux pots de pombé, cinq volailles, et deux régimes de bananes, prenant soin de nous demander le canif à plusieurs lames que ses officiers ont vu dans les mains de Grant. Je lui fais reprocher pour toute réponse de préférer nos cadeaux à nos personnes. S’il insiste, cependant, il aura le canif qu’il désire ; mais je le lui enverrai, avec nos autres présents, par un homme noir, puisque cette couleur lui agrée mieux que la nôtre.

Les gens de Kyengo nous racontent une campagne qu’ils ont faite avec les troupes de Kamrasi contre ses frères insurgés, et signalent chez les guerriers de l’Ounyoro une lâcheté sans égale. Kamrasi, qui n’a jamais pu mettre les rebelles à la raison, compte maintenant sur notre assistance.

18 septembre. — Enfin nous avons eu notre audience, mais non sans de nouvelles difficultés. Notre hôte, obéissant à ses instincts soupçonneux, prétendait faire examiner d’avance, par ses officiers, les objets que nous lui destinions. Il ne me convenait pas d’accepter de pareilles méfiances, et je me suis obstinément refusé à cette investigation préalable. Kamrasi a fini par y renoncer, et nous sommes partis, l’Union-Jack en tête, pour nous embarquer sur trois grands canots envoyés pour nous faire traverser la Kafu. Sur la rive en face de nous on a élevé, tout exprès pour la circonstance, une petite hutte dans un fond abrité, loin de tout regard curieux. C’est là que le grand roi nous attendait sur un tabouret de bois que supportaient, au sommet d’un tertre gazonné, deux tapis superposés, l’un de peau de vache, et le second de peaux de léopard. Ainsi enveloppé de mbugu, calme, impassible et muet, on aurait dit un pape dans toute la majesté de son rôle pontifical. Ses cheveux, longs d’un demi-pouce, formaient de petits nœuds autour de sa tête. Il a les yeux très-fendus, le visage étroit, le nez proéminent, et quoique fort bel homme, est moins grand que Rumanika. Une peau de vache, formant dais sur le toit, arrêtait la poussière dans sa chute, un rideau de mbugu masquait la portion inférieure du petit édifice en dehors duquel étaient assis douze à quinze des principaux courtisans.

C’était tout. Nous primes séance sur nos tabourets de fer, et Bombay étala nos présents au pied du trône. Nous en donnons la liste dans la note ci-dessous placée[1]. À cette cérémonie succéda un silence de mort que je finis par rompre en m’informant de la santé du monarque et en lui racontant que j’avais voyagé six longues années (de cinq mois) pour en venir à cette entrevue qui comblait tous mes vœux. Si j’arrivais par le Karagué au lieu de remonter le Nil, c’était parce que les Vouanya-Béri (les gens du Béri, à Gondokoro) avaient jusqu’à présent contrecarré toutes les tentatives des hommes blancs pour se frayer cette voie vers l’Ounyoro. Le but de ma visite était de savoir s’il ne conviendrait point à Sa Majesté de commercer avec notre pays et d’échanger de l’ivoire contre nos marchandises européennes. S’il y consentait, des trafiquants viendraient chez lui, comme ceux du Zanzibar viennent au Karagué. Rumanika et Mtésa comprennent déjà les avantages d’un pareil état de choses. Il est à regretter que la paix n’existe point entre l’Ouganda et l’Ounyoro, mais le meilleur moyen de mettre un terme aux dévastations des Vouaganda, c’est encore de favoriser le développement des relations commerciales avec l’étranger.

Au lieu de nous répondre directement, Kamrasi, du ton le plus paisible, se mit à nous parler de tous ces contes absurdes qu’on lui avait faits sur notre séjour dans l’Ouganda. Du reste, il était charmé de voir que si

  1. Une carabine double, une boîte de fer-blanc, une couverture brune et une rouge, dix paquets de fil d’archal, quatre chaussettes pleines de verroteries diverses, deux autres de perles œufs de pigeon bleus et blancs, un canif, deux volumes, un anneau de caoutchouc, un mouchoir rouge, un sac de capsules, une paire de ciseaux, un pot de pommade, une bouteille, une poire à poudre, sept livres de poudre, un nécessaire, une boîte à cirage, une serrure et sa clef, quatre poignées de bronze, huit douilles de même métal, sept pièces d’indienne, sept de bindera, un sac d’étoffe rouge, une paire de lunettes, une boîte d’allumettes phosphoriques.