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chait au supplice pour un délit quelconque — sur lequel je n’ai pu obtenir aucuns renseignements, — il a fait l’office de bourreau, et du premier coup de carabine l’a étendue morte sur la route.

C’est, à ce qu’il semble, pour mettre à l’épreuve les gens de sa suite et constater le plus ou moins de zèle que chacun d’eux peut déployer à l’occasion, qu’il a devancé d’un jour l’époque assignée à cette partie de plaisir. Les gens de sa suite ont dû tout quitter à première sommation, s’éloigner sans dire adieu à personne, laisser leur dîner sur table, omettre tous les apprêts nécessaires, afin que l’impétueux tyranneau ne subît pas une minute de retard. Il en est résulté que beaucoup de gens ont manqué à l’appel, et que mes armes, mon lit, mes cahiers de notes, mes ustensiles de cuisine, forcément laissés derrière moi, ne m’arriveront guère avant demain.

Pas un bateau n’était rendu à l’embarcadère, et ce fut seulement après la nuit tombée, au bruit des tambours et de la mousqueterie, qu’une cinquantaine de gros bâtiments vinrent s’amarrer le long du rivage. Peints en rouge avec de l’argile, ils avaient de dix à trente rameurs chacun. Leurs longues proues se redressent comme le cou d’un siphon ou d’un cygne. Ils sont décorés à leur sommet d’une paire de cornes d’antilopes Nsamma (voy. p. 356), entre lesquelles une touffe de plumes se trouve piquée comme sur un bonnet de grenadier. Ils venaient nous prendre pour nous faire traverser l’embouchure d’un profond marécage fort encombré de roseaux, et nous mener ainsi à ce que j’appellerai le « Cowes de L’Ouganda[1]. » Entre cet établissement et le palais, on doit compter à peu près cinq heures de marche. Nous y arrivâmes, à la clarté des torches, vers neuf heures du soir, et après un souper ou pique-nique, le roi se retira chez ses femmes pour y goûter les délices d’une confortable installation, tandis que dans la hutte solitaire où j’étais relégué, il me fallut dormir tant bien que mal sur le sol battu, que l’on avait jonché, à mon intention, de quelques brassées d’herbes encore humides. Pour tout dédommagement, j’avais la beauté du paysage que mes Vouanguana comparaient aux plus riants aspects de leur poani ou côte enchantée, mais qui, selon moi, surpassait de beaucoup ce que j’avais pu admirer jusque-là, soit pendant la traversée, soit le long des rivages de Zanzibar.

24 avril. Cowes. — Le roi s’est levé aujourd’hui de fort bonne heure, et tandis qu’on rassemblait les barques, m’a convoqué, sans me laisser le temps nécessaire pour ma toilette, à un déjeuner où je n’apportais pas les plus heureuses dispositions. Ce repas que nous avalions en plein air se composait de bœuf rôti, servi dans des corbeilles, et d’une marmelade de bananes roulée dans des feuilles de bananier. Mtésa s’aidait parfois, pour manger, d’un couteau de cuivre et d’une espèce de poinçon, mais le plus souvent il n’employait que ses dix doigts et me faisait l’effet d’un chien vorace. Quand un morceau lui semblait trop dur pour être mâché commodément, il le retirait de sa bouche, et, par manière de régal, le donnait à ces pages, qui, après toutes sortes de n’yanzig, avalaient ces rebuts en manifestant une joie extrême. Les reliefs du festin furent ensuite partagés entre eux, et les paniers vides revinrent aux cuisiniers. Le pombé, boisson favorite du roi, lui tenait lieu de thé, de café, de bière ; mais les convives pouvaient s’estimer fort heureux, s’ils en attrapaient çà et là quelques gorgées.

Et maintenant, nous nous dirigeons vers le lac dans l’ordre accoutumé, les vouakungu en avant, les femmes à l’arrière-garde. Ses eaux magnifiques nous rappellent la baie de Rio Janeiro, moins les hautes montagnes qui en forment l’arrière-plan, et qui sont ici remplacées par des collines de l’aspect le plus riant. Quinze tambours de diverses grandeurs, formant un orchestre qu’on appelle mazaguzo et qui battent avec la régularité de nos engins mécaniques, annoncèrent l’arrivée du roi, et les embarcations se rapprochèrent aussitôt du rivage. Mais les choses ne se passent pas comme en Angleterre, où Jack Tar[2], avec toute l’importance d’un maître de maison, invite les dames à prendre place et contemple à son aise leurs jolis minois. Ici, au contraire, chacun de ces pauvres diables, la frayeur peinte sur le visage, se lance à l’eau par-dessus le plat-bord, — et plongeant la tête sous l’onde à la façon des canards, de peur qu’on ne l’accuse de jeter sur le beau sexe un regard indiscret, ce qui est un crime puni de mort, — attend patiemment que l’installation soit terminée. Simplement vêtus de feuillage, nos matelots ressemblent à des Neptunes grotesques. Mtésa, son habit rouge sur le dos, son feutre sur la tête, assignait à chacun sa place, distribuant les femmes dans certaines barques, les vouakungu et les Vouanguana dans certaines autres, et me réservant une place dans celle qu’il occupait lui-même avec trois femmes, assises à l’arrière et tenant des vases d’écorce remplis de pombé. Le roi, tirant le meilleur parti possible du kisuahili qu’il s’est fait enseigner, me demandait mes conseils pour la direction de la chasse, et les suivait avec une promptitude exemplaire. Mais les eaux étaient trop vastes et les hippopotames trop effarouchés ; aussi naviguâmes-nous toute la journée sans aucun résultat. Nous atterrîmes une seule fois pour manger, et par ce nous, il faut entendre seulement le prince et moi, les pages et quelques vouakungu favoris ; quant aux femmes, elles firent diète. La principale distraction du roi pendant cette fastidieuse journée consistait à diriger son orchestre de tambours ; il changeait les musiciens, réglait le diapason, notait au passage la moindre faute de rhythme, et se montrait de tout point un dilettante consommé.

25 avril. Même séjour. — Contre-partie exacte de la journée d’hier, si ce n’est que le roi se familiarise de plus en plus à mesure que nous pouvons mieux nous entendre. Les plaisanteries qu’il se permet ne sont pas tou-

  1. Cowes est le petit port où s’abritent les bâtiments de plaisance destinés au service de la cour d’Angleterre.
  2. Jean Goudron, — appellation générique des marins anglais.