Page:Le Tour du monde - 09.djvu/35

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Un chemin de fer ! Quel nouveau supplice est cela ?… Vous souriez. La justice criminelle, monsieur, n’est pas matière à plaisanterie. Mais enfin, à quoi emploie-t-on nos trois bourreaux, nos deux tourmenteurs et leurs quinze valets ?

— Monsieur, il n’existe plus à Nuremberg un seul bourreau.

— Ô ciel ! et vous osez me proposer, monsieur, de sortir en plein jour dans les rues. Nuremberg n’est donc plus qu’un coupe-gorge

— Il se passe des quarts de siècle, monsieur, sans qu’il s’y commette un seul crime qui exige une expiation sanglante. Les meurtriers sont comme les fous, de très-rares exceptions, et on ne pense pas plus à eux qu’aux tuiles qui peuvent tomber des toits. Si votre seigneurie daigne m’accompagner, elle ne rencontrera que des citoyens paisibles qui s’occupent de leurs affaires et de leurs plaisirs, en toute sécurité, avec le respect des lois et de l’opinion sans doute, mais sans aucune crainte des magistrats. On ne dit plus de pater devant le Rathhaus, et le concierge gagne seulement quelque argent de temps à autre à montrer aux étrangers les cachots vides.

— Monsieur, vous vous jouez de ma crédulité, vous parlez de miracles impossibles ; il ne se peut pas qu’une société vive et se conserve dans des conditions semblables. La nature humaine est la même dans tous les temps, portée au mal et capable de tous les crimes. Me ferez-vous croire que les méchants ne sont pas infiniment plus nombreux que les bons, et me persuaderez vous que la justice de la terre ne doive, à l’imitation de la justice divine, avoir pour objet constant de contenir et réprimer les mauvaises passions par l’épouvante des châtiments ? non, non ! Si vos magistrats n’inspirent plus la terreur, c’est que le mal triomphe, c’est qu’il y a là dessous quelque piége, c’est que le diable est de la partie, c’est que vous-même, peut-être… mais il suffit ! Qu’on me renferme, je vous prie, sous ma pierre. »

Le concierge, attiré et fasciné sous la porte par la musique militaire du poste voisin, ne me propose pas de visiter les souterrains du Rathhaus où, dit-on, les patriciens se cachaient pendant les jours d’émeute. À merveille ! J’ai peu le souci de les voir.




J’entre librement dans la cour, où une belle fontaine en bronze de Pancraz Labenwolf, rappelle les célèbres puits de Nicolas de Conti et d’Alphonse Alberghetti au palais ducal. Quelques marches me conduisent à une salle immense, qui fait penser à celle du grand conseil où se déroulent les soixante-dix-neuf portraits des doges au-dessus des éclatantes peintures de Tintoret, de Véronèse, de Palma, du Bassan, des Zucheri et autres.

Sur les murs de la salle nurembergeoise, Albert Durer a peint le char de triomphe allégorique de Maximilien Ier, des musiciens, un jugement. On connaît ce char magnifique qui, popularisé par la gravure sur bois, et admiré de l’Italie, y séduisit le pinceau de plus d’un maître : on retrouve, par exemple, quelques-unes de ses figures au char de l’Aurore, de Guido Reni, qui décore un plafond du palais Rospigliosi, à Rome.

Sur le mur en face, on ne manque pas de faire remarquer, parmi les peintures de G. Weiher, qui datent de 1612 environ, la représentation du supplice du fils aîné de Manlius Torquatus au moyen d’une guillotine. Laissons de bon cœur à nos aïeux l’honneur de cette invention. Il y a certes de meilleures idées à retrouver dans leur héritage ;

Et quand sur leur exemple on prétend se régler,
C’est par leurs beaux côtés qu’il leur faut ressembler.

Le plafond en stuc d’un vaste corridor supérieur représente en relief un tournoi de 1446. Le concierge, qui le concert fini, s’est mis à ma poursuite, me fait observer que ces chevaliers, ces varlets, ces pages, ces fous, qui se mêlent et se gourment la-haut, sont tous de grandeur naturelle. Fous nous-mêmes ! Ces reliefs ne tiennent plus guère aux poutres. Il y a précisément au-dessus de ma tête un cheval blessé qui, quelque jour, tombera certainement avec son cavalier sur une famille anglaise.




Au premier étage d’un très-grand nombre de maisons, au-dessus de la porte d’entrée ou à côté, une petite chambre élégante sort du mur et reste à demi-suspendue sur la rue. Je ne parviens pas à apprendre le vrai nom de ce détail caractéristique de l’architecture privée des nurembergeois. Les serviteurs du Rothe Ross ne savent quelle réponse me faire.

« On appelle cela un balcon, dit avec assurance le plus âgé.

— Non, un pavillon, répond avec un égal aplomb le plus jeune.

— Une lanterne !

— Une logette ! »

Je crois entendre Spadille et Quinola. Un archéologue, M. Darcel, le nomme « échauguette, » et je trouve qu’il est indiqué par le mot « encoignure » (ecke) dans l’ouvrage remarquable sur l’art en Allemagne, d’un ami bien cher et bien intime que j’ai eu le malheur de perdre plusieurs années avant sa mort. « Les encoignures (ecke) qui pendent sur les façades des maisons… » dit M. Fortoul[1].

Échauguettes ou encoignures, ces curieuses chambrettes sont très-variées de style. L’une a des profils simples et sévères ; l’autre affecte les formes gothiques ; celle-ci est surmontée d’un petit toit arrondi que supportent quatre pilastres de la renaissance ; celle-là est toute bigarrée des fantaisies de la mode rocaille ; toutes sont intérieurement décorées avec l’aimable délicatesse du goût féminin. Des stores peints ou des rideaux laissent entrevoir d’en bas des vases de fleurs, des cages vertes, de belles lampes, des glaces vénitiennes, des ta-

  1. « Les maisons les plus modernes datent du dix-septième siècle, elles ont toutes conservé leur brétêches saillantes sur la rue, » dit M. Viollet-le-Duc. Mais brétêche s’applique sans doute ici à de petites tourelles.