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droite et à gauche me faisait songer au dandinement maladroit des palmipèdes de basse-cour, et loin de me frapper de terreur, m’empêchait de prendre Sa Majesté tout à fait au sérieux.

Un nouveau délai m’était imposé, mais l’humanité cette fois ne me permettait pas de m’en plaindre : on m’avait révélé, sous le sceau du secret, que le roi, lié par son serment de ne pas rompre le jeûne avant de m’avoir vu, venait d’aller prendre son premier repas. Dès que cette réfection fut achevée, nous passâmes à une autre exhibition des splendeurs de sa cour. Je fus invité à l’aller trouver avec tous mes hommes, ses propres officiers, à l’exception de mes deux guides, restant exclus de cette audience particulière. Il était debout sur une couverture rouge, adossé à l’une des portes de la hutte, causant et plaisantant, mouchoir en main, avec une centaine de ses femmes vêtues de mbugu neufs, et qui, partagées en deux groupes, s’étaient accroupies à ses pieds. Mes gens n’osaient pas avancer en gardant leur attitude ordinaire, encore moins risquer le plus léger coup d’œil du côté des femmes ; courbés en deux, la tête basse, le regard oblique, ils rampaient derrière moi. Ne me doutant guère du sujet de leurs craintes, je m’impatientais de cette position qui les faisait ressembler à des oisons effarouchés, et après les avoir rabroués à haute voix, je restai debout, le chapeau à la main, l’œil fixé sur ces dames, jusqu’au moment où je reçus l’ordre de m’asseoir et de me couvrir.

Mtésa s’étant alors informé de ce qu’on avait à lui dire au nom de Rumanika, Maula, évidemment flatté de parler directement au roi, répondit qu’on avait signalé au souverain du Karagué l’arrivée de certains Anglais qui, remontant le Nil, étaient parvenus jusqu’au Gani et au Kidi. Le roi reconnut la vérité de cette nouvelle, qui lui avait également été transmise, et là-dessus les deux vouakungu, selon l’usage de l’Ouganda, remercièrent leur maître avec un enthousiasme, des génuflexions, une ferveur d’humilité qui semblaient inépuisables. « N’yanzig, N’yanzig, hai, N’yanzing, Mkama Wangi, » répétaient-ils à tout bout de champ. Puis, lorsqu’ils jugèrent en avoir assez fait, ils se jetèrent à plat ventre, déjà tout en nage, et se tournant par de brusques soubresauts, comme le poisson sur la grève, ils continuèrent à répéter les mêmes paroles qu’ils prononçaient encore au moment où ils se relevèrent, la face barbouillée de fange. — Il faut tout cela dans l’Ouganda pour satisfaire aux exigences de la suprématie monarchique. Cet entretien terminé, le roi, qui s’était remis à me considérer et à bavarder avec ses femmes, termina ce qu’on pourrait appeler le second acte de la comédie. Le jour baissait rapidement, et la troisième cérémonie fut menée avec moins de lenteurs. Mtésa se transporta tout simplement dans une autre hutte, où, s’étant assis sur son trône et toujours entouré de ses femmes, il me fit m’approcher et m’asseoir aussi près de lui que le permettait l’étiquette. Après quoi il me demanda « si je l’avais vu, » question qui impliquait de sa part un sentiment intime d’orgueil satisfait. Aussi m’empressai-je, saisissant l’occasion, d’ouvrir nos conférences en lui parlant de sa grande renommée qui m’avait attiré vers lui, et des obstacles que j’avais eus à surmonter pour contenter une curiosité devenue peu à peu l’unique objet de mes désirs. Retirant en même temps de mon doigt un anneau d’or : « Voici, lui dis-je en le lui présentant, un léger gage d’amitié ; vous pouvez voir qu’il affecte la forme d’un collier de chien, et comme l’or dont il est fait est le roi des métaux, il me semble de tout point approprié à votre illustre race. — Puisque c’est mon amitié que vous recherchez, répliqua-t-il, que diriez vous si je vous indiquais une route par laquelle vous pourriez en un mois retourner chez vous ? » Je n’eusse pas mieux demandé que de répondre à cette question, mais ce que j’avais à dire, communiqué d’abord à Bombay et transmis par lui à Nasib, le seul de mes gens qui parlât le kiganda[1], devait l’être ensuite soit à Maula, soit à N’yamgundu, et n’arriver que par eux à l’oreille du roi, dont les officiers seuls sont autorisés à lui servir d’intermédiaires. Ceci n’était guère favorable à une conversation suivie, aux difficultés de laquelle venaient s’ajouter encore le débit rapide et l’humeur impétueuse qui caractérisent les Vouaganda. Mtésa, qui déjà sans doute avait oublié sa question, changea brusquement de sujet : « Quelle espèce de fusils avez-vous apportée ? demanda-t-il… Voyons celui dont vous vous servez habituellement… » Mon désappointement était extrême, et je voulus revenir sur son premier propos, que je devinais avoir trait à une route directe pour se rendre à Zanzibar par le pays des Masai. J’aurais également désiré traiter immédiatement ce qui avait rapport à Petherick et à Grant ; mais je ne trouvai personne qui voulût se charger de mes interpellations. Je me bornai donc à répondre « que j’avais apporté les meilleurs fusils du monde, entr’autres le fusil rayé de Whitworth, que je le prierais d’accepter avec quelques autres bagatelles ; s’il voulait bien le permettre je les déposerais à ses pieds sur un tapis, selon l’usage de mon pays quand on rend visite aux sultans. » Il consentit, renvoya toutes ses femmes, et fit dérouler un mbugu, sur lequel Bombay, par mes ordres, commença par étendre une couverture rouge ; ensuite il défit l’un après l’autre chaque paquet, et Nasib, prenant un à un les objets offerts, tantôt les caressait de ses mains malpropres, tantôt les frottait de ses joues enfumées — suivant une coutume mentionnée plus haut — pour bien prouver au roi qu’ils ne renfermaient ni poison caché ni sorcellerie. Mtésa, qui semblait émerveillé, tournait et retournait avec mille remarques puériles tous les articles sur lesquels se portaient tour à tour ses mains avides, et, comme un véritable enfant, ne pouvait s’arracher à leur contemplation. La nuit vint cependant, il fallut allumer des torches, et alors les fusils, les pistolets, la poudre, les caisses, les outils, les verroteries, bref, tout ce que j’avais apporté, fut entassé pêle-mêle, roulé dans des mbugu et enlevé par les pages.

« Il se fait tard, disait Mtésa, il est temps de nous séparer… Quelle espèce de provisions désirez-vous ?

  1. Nous avons déjà dit que la préfixe ki, avant un nom de pays, indique l’idiome qu’on y parle.