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d’honneur, composée de douze soldats en manteaux de flanelle rouge, l’arme sous le bras et la baïonnette au bout du fusil. Le reste de mes hommes venait derrière, chacun portant un des objets que j’allais déposer aux pieds de mon nouvel hôte.

Sur tout son passage, notre cortége soulevait des cris d’admiration ; parmi les spectateurs, les uns de leurs deux mains se prenaient la tête, les autres, au contraire, s’en faisant un porte-voix, criaient à qui mieux mieux dans leur extase : « Irungi ! Irungi ! » ce qui équivaut pour eux au bravo le plus énergique. Toutes choses allaient donc selon moi aussi bien que possible quand je m’aperçus, désagréable surprise, que les gens chargés du hongo (ou offrande) de Suwarora, se tenaient en tête du cortége et prenaient ainsi le pas sur moi. Ce déboire était d’autant plus amer, que ce présent, composé de fil d’archal en quantité considérable, était au nombre des objets que Suwarora m’avait arrachés dans l’Ousui ; mais j’eus beau me plaindre, beau protester, les vouakungu, ou nobles, chargés de m’escorter, semblaient sourds à mes griefs. Nous remontâmes ainsi la grande route jusqu’à une place, ouverte entre le domaine de Mtésa et celui de son kamraviona ou commandant en chef. Là, nous entrâmes dans la cour, et ma surprise revint tout entière à la vue de ces grandes huttes gazonnées, dont la toiture en chaume semblait avoir passé par les ciseaux d’un de nos coiffeurs. De l’une à l’autre et divisant en compartiments réguliers l’enclos de chacune d’elles, couraient des claies à la fois solides et légères, faites de cette espèce de roseaux très-communs dans l’Ouganda, et qui portent le nom « d’herbe à tigre » (tiger-grass). C’est ici qu’habitent pour la plupart les trois ou quatre cents femmes de Mtésa. Le reste à ses quartiers auprès de la n’yamasoré ou reine mère. Elles se tenaient par petits groupes devant les portes, faisant leurs remarques et paraissant s’égayer, je dois le dire, de notre procession triomphale. Les officiers de garde à chaque issue, ouvrant et refermant les portes, faisaient tinter les cloches dont elles sont garnies et qui ne permettent pas de se glisser à petit bruit dans la royale enceinte.

La première cour une fois franchie, les exigences de l’étiquette semblèrent se compliquer. Les grands officiers venaient me saluer chacun à son tour en habits de fête. Des groupes d’hommes, de femmes, de taureaux, de chiens et de chèvres défilaient de tous côtés, et les petits pages, leurs turbans de corde autour de la tête, passaient en courant comme si leur vie eût dépendu de la promptitude avec laquelle serait rempli le message dont ils étaient porteurs ; pas un d’eux, toutefois, qui n’eût soin de tenir bien clos son manteau de peau d’antilope, afin de ne pas laisser entrevoir un seul instant ses jambes nues.

La cour où nous étions maintenant précède celle des réceptions, et il m’eût semblé naturel d’entrer sous la hutte où étaient les musiciens, qui tout en chantant jouaient de l’harmonica et de leurs harpes à neuf cordes, pareilles à la tambira nubienne ; mais les maîtres de cérémonie, qui s’obstinaient à nous mettre sur le pied des trafiquants arabes, me requirent de m’asseoir à terre en dehors de cette hutte, avec tous mes gens. Or, j’étais bien résolu à ne pas suivre, à cet égard, l’exemple des Indous et des Arabes, encore que ceux-ci m’eussent averti qu’ils n’avaient pas osé enfreindre les usages de la cour. Je comprenais fort bien que, faute d’affirmer mon indépendance et ma valeur sociale, je perdrais pour tout le reste de ma visite les avantages que me donnaient jusqu’alors ma supériorité sur le commun des trafiquants et le rôle princier dont je revendiquais les priviléges. Cependant, pour éviter le reproche de précipitation, et vu la crainte que manifestaient mes serviteurs en me voyant si rebelle aux prescriptions de l’étiquette, j’accordai cinq minutes de réflexion aux gens de la cour, les prévenant que « faute d’un accueil plus convenable, je me retirerais à l’expiration de ce délai. »

Les Vouaganda, stupéfaits, ne bougeaient non plus que des poteaux. Mes gens qui me connaissaient homme de parole, commençaient à me croire perdu. Les cinq minutes écoulées, ne voyant rien changer à l’ordre établi, je repris le chemin de ma hutte, après avoir enjoint à Bombay de me suivre, en laissant déposés à terre les présents que nous avions apportés.

Bien que le souverain soit réputé inaccessible, si ce n’est dans les occasions assez rares où il lui passe par la tête de tenir cour plénière, il apprit sans retard que je venais de m’éloigner dans un transport d’indignation. Son premier mouvement fut de s’élancer hors de son cabinet de toilette et de courir après moi. Mais comme je marchais fort vite-et que j’étais déjà loin, il changea d’avis et me dépêcha un certain nombre de vouakungu. Ces pauvres diables, galopant de leur mieux, finirent par me rejoindre, et me supplièrent, agenouillés, de revenir au plus vite, « attendu que le monarque, à jeun depuis la veille, ne voulait manger qu’après m’avoir vu. » Leurs touchants appels, dont je ne comprenais pas un traître mot, me causaient cependant une certaine émotion ; j’y répondis en posant ma main sur mon cœur et en secouant la tête d’un air pénétré, — mais je n’en marchai que plus vite.

À peine dans ma hutte, j’y vis arriver, tout en nage, Bombay et plusieurs autres de mes hommes chargés de m’apprendre que mes plaintes avaient été portées devant le roi. Le hongo de Suwarora était ajourné jusqu’à nouvel ordre ; et, dans son désir de me témoigner tous les égards qui m’étaient dus, le roi m’autorisait à faire apporter avec moi mon propre siége, bien que ce fût là un des attributs exclusifs de la royauté.

Ayant ainsi cause gagnée, je me calmai à loisir au moyen d’une pipe et d’une tasse de thé. Ce qui me touchait le plus dans ma victoire était l’humiliation de Suwarora. Lorsque je reparus dans la seconde enceinte que je venais de quitter, j’y trouvai une agitation et un trouble extraordinaires, personne ne sachant au juste quelles pourraient être les conséquences d’une témérité comme la mienne. Les maîtres de cérémonie me supplièrent, avec les formes les plus courtoises, de m’asseoir sur le tabouret pliant que j’avais apporté ; d’autres officiers se