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musique assourdissante et, précédés par elle, nous nous rendons auprès de Rumanika, installé, pour nous recevoir, dans son palais des frontières. Drapé dans une peau d’antilope nzoé, il nous accueille avec son sourire habituel. Le dîner, servi à l’instant, se compose de bananes cuites et de pombé ; au dessert, une pipe d’excellent tabac. Rumanika n’est pas insensible à l’idée de voir son nom popularisé par mes écrits ; il semble pris d’un beau zèle pour la géographie et me conduit au bord de la kagéra, où nous retrouvons, à ma grande surprise, les canots que nous avions laissés sur le lac, de l’autre côté de la montagne. Ceci démontre d’une manière victorieuse, et par le fait même de la navigation, les rapports qui existent entre ces réservoirs des hautes terres et les rivières par lesquelles s’assèchent les différents pics des montagnes de la Lune. L’Ingézi-Kagéra est, par elle-même, un cours d’eau profond et bien alimenté ; cependant elle est loin de jouer le principal rôle parmi ceux qui déversent dans la Kitangulé le trop plein des vallées montagneuses ; je pus donc juger au premier coup d’œil quel puissant tributaire possède le Victoria N’yanza, dans la seconde des rivières que je viens de nommer.

Comblé de joie par toutes ces découvertes que je devais à Rumanika, je cherchais un moyen de lui faire partager mon bonheur, et je m’adressai au docteur K’yengo pour savoir de lui ce que je pourrais trouver de plus agréable à Sa Majesté, parmi tous les objets dont elle me savait propriétaire. J’appris alors, qu’une carabine-revolver, destinée d’abord à Mtésa, était l’objet de ses désirs les plus vifs. Il me l’aurait même demandée, n’eussent été certains scrupules de délicatesse hospitalière. Je me promis aussitôt de la lui offrir, et ce fut avec cette idée que je le quittai pour aller rejoindre Grant, tandis qu’il passait la nuit auprès du tombeau de son père Dagara, s’étant décidé à lui sacrifier un bœuf dès le lendemain matin.

4 déc. — Rumanika est rentré chez lui dans son carosse de cérémonie, lequel consiste en un grand panier couvert, fixé à deux très-longues perches, et porté sur les épaules des gens de l’escorte. Je suis allé lui offrir ma carabine ainsi qu’un bon assortiment de munitions. C’est avec une joie sans bornes qu’il est devenu le possesseur d’une arme si extraordinaire. Elle lui garantit, semble-t-il penser, un irrésistible ascendant sur ses ennemis en général, et en particulier sur son frère Rogéro, contre lequel sa rancune subsiste tout entière. Il a voulu m’y associer en me racontant, sous le sceau du secret, certains détails qui se rattachent d’une manière plus ou moins authentique à l’histoire moderne du Karagué. Il paraît qu’à la mort de Dagara, son cadavre, comme ceux de tous ses prédécesseurs, fut cousu dans une peau de vache et placé dans une barque abandonnée ensuite aux eaux du lac. Trois jours après, la décomposition étant commencée, on alla chercher trois des vers qu’elle avait engendrés pour les rapporter au palais, où ils furent placés sous la garde de l’héritier présomptif ; mais, au lieu de rester ce qu’ils étaient, l’un d’eux fut métamorphosé en lion, l’autre en léopard, le troisième en un bâton ; après quoi le corps du roi fut porté sur la montagne Moga-Namirinzi, où le peuple, au lieu de l’enfouir, construisit une hutte au-dessus de lui. On y fit entrer de force cinq jeunes filles et cinquante vaches, et toutes les issues solidement barricadées, on les y laissa mourir de faim.

Vint ensuite la question de la succession à la couronne. Devant les trois prétendants, — Rumanika, Nnanaji et Rogéro, — les dépositaires provisoires de l’autorité royale firent apporter un petit tambour symbolique, léger, à vrai dire, comme une plume, mais qui, une fois chargé de talismans, devint tout à coup d’un poids trop considérable pour que personne pût le soulever de terre, excepté l’homme en qui les Esprits reconnaîtraient l’héritier légitime du roi défunt. Or, Rumanika fut le seul des trois frères à qui réussit cette épreuve décisive : tandis que les deux autres s’épuisaient en vains efforts, il enlevait de terre, sans la moindre peine et du bout du doigt, le tambour mystérieux.

Le docteur K’yengo, supposant que tous ces prodiges ne suffisaient pas pour constater à nos yeux la légitimité de son souverain, crut nécessaire de renchérir sur cette mythologie douteuse. Il me raconta que, même après l’épreuve du tambour, on avait obligé les compétiteurs à s’asseoir l’un après l’autre sur un point du territoire national, où le sol, en pareil cas, s’élevant comme un télescope qu’on ouvre, les porte graduellement jusqu’au ciel. Une fois là, celui dont les Esprits ratifient la prétention au trône redescend vers la terre par une série d’affaissements qui n’a rien de périlleux. Lorsqu’il en est autrement, la cime élastique retombe tout à coup, et le prétendant que les Esprits renient risque fort d’être écrasé dans sa chute. Rumanika, confirmant les paroles du docteur, avouait s’être tiré de là le plus heureusement du monde. Je me permis de lui demander si, une fois parvenu dans les hautes régions atmosphériques, il n’avait pas ressenti un froid assez vif. Et comme il répondait par l’affirmative à cette question, dont la bizarrerie le faisait rire, je le priai de m’expliquer les lois naturelles qu’une occasion si favorable l’avait mis à même de constater. Ceci rendit le roi et le docteur tout à fait perplexes, et le dernier, s’apercevant bien que je raillais, crut remédier à quelque bévue en revenant sur ce qu’avait dit son prince : « Non, non, reprit-il, c’est une grande chaleur que vous avez dû éprouver, car plus vous montiez, plus vous vous rapprochiez du soleil. »

5 déc. — Rumanika, ce matin, m’a fait remettre un jeune nzoé mâle (water-bock ou tragelaphus Spekii), que ses bateliers avaient pris tout exprès pour moi, par ordre de leur maître, dans les grands roseaux qui encombrent la partie supérieure du lac. Je désirais particulièrement examiner cet animal, sur le compte duquel Musa et les Arabes de Kaseh m’avaient fait des contes assez étranges. Je le trouvai, après examen, fort proche parent du léché, ou antilope d’eau, signalé par Livingstone sur le lac Ngami ; seulement, au lieu d’être zébrée, sa robe offrait quelques légères mouchetures, et la